Témoignage d’une ex-employée à l’Office des Etrangers

J’ai travaillé durant un an au service “protection internationale” de l’Office des Etrangers. J’étais chargée de faire passer les auditions aux demandeurs d’asile en vue de l’octroi du statut de réfugié. L’audition dure environ 1h30 et consiste en une série de questions sur l’identité et le parcours du demandeur ainsi que sur les motifs qui l’ont poussé à quitter son pays.

Les histoires des demandeurs sont uniques. Certaines sont particulièrement horrifiantes et traumatisantes comme l’histoire d’une femme qui avait été violée par plusieurs hommes de la milice Wagner en République centrafricaine. D’autres reflètent des violences systémiques comme c’est le cas pour les Kurdes discriminés et persécutés par l’Etat turc depuis des décennies.

Ce sont les mêmes sujets qui reviennent sans cesse : la guerre, les persécutions politiques, les discriminations en tout genre, la misère, avec en plus, pour les femmes, les violences liées au genre (mariage forcé, viol, mutilations génitales).

Selon les nationalités, la récolte des données familiales s’avère parfois douloureuse. Beaucoup de Syriens ont plusieurs morts parmi leurs parents, frères, sœurs ou même enfants ; les Rwandais annoncent presque systématiquement “1994”, année du génocide, comme date de décès de leurs proches ; dès octobre 2023, une grande partie des Gazaouis sont sans nouvelles de leurs familles parties se réfugier dans le sud de Gaza.

La plupart des demandeurs n’ont évidemment pas la possibilité de voyager légalement. Ils entreprennent donc un voyage dangereux et sont obligés d’avoir recours à des passeurs. Ceux qui empruntent la route des Balkans doivent souvent faire plusieurs tentatives avant de pouvoir entrer dans l’espace Schengen et passent des jours à marcher dans les forêts. La majorité des migrants d’Afrique subsaharienne doivent passer par l’enfer de la Libye avant d’entreprendre la traversée de la Méditerranée qui s’avère mortelle pour nombre d’entre eux.

La situation en Libye est particulièrement abominable. Une femme camerounaise m’expliqua comment elle avait été enfermée en prison pendant des mois avant d’être vendue à un Tunisien qui la violait et qui finit par la laisser partir après qu’elle ait fait une tentative de suicide.

Je me souviens également d’un homme kurde qui m’expliqua que la police d’un pays d’Europe de l’Est l’avait arrêté à la frontière alors qu’il voyageait avec sa femme, ses enfants et un groupe de migrants. La police les a battus, jeté leurs téléphones dans la rivière et les a détenus, enfants compris, pendant 24 heures, sans leur donner ni à boire ni à manger, avant de les relâcher sans explication. Ce cas n’est pas un cas isolé. Les migrants sont souvent victimes de violences de la part des agents de police européens ou de Frontex au cours de leur voyage. Un jeune Syrien d’une vingtaine d’années m’a raconté comment les garde-côtes grecs avaient violemment repoussé l’embarcation dans laquelle il se trouvait, frappant les migrants à coups de matraque.

A la violence vécue dans leurs pays d’origine, s’ajoute donc celle du trajet et puis celle que leur réserve l’Europe avec le lot d’obstacles physiques et administratifs.

En arrivant à l’Office des Etrangers, tous les travailleurs reçoivent une formation en déontologie durant laquelle on nous explique, entre autres, que, en tant que représentant de l’État, nous devons être exemplaires, mêmes en dehors des heures de travail et que nous n’avons pas le droit de faire des déclarations ou de critiquer la politique migratoire ou l’Office des Étrangers sur les réseaux sociaux ou à la presse. Il est attendu des travailleurs d’être de bons petits fonctionnaires sans état d’âme, mais malgré les préjugés véhiculés par l’institution, une partie des travailleurs est solidaire du sort réservé aux migrants.

Les centres d’accueil étant saturés, des centaines de demandeurs sont à la rue. Reconduire un demandeur à la sortie à la fin de l’audition en sachant qu’il passera la nuit dehors fait mal au cœur.

Étant consciente que le problème d’accueil n’allait jamais être résolu, j’avais décidé de photocopier une fiche informative sur certains services proposés par des associations (repas, douches, permanence médicale, assistance juridique). Après quelques semaines, notre chef nous a demandé personnellement à chacun de ne plus distribuer cette fiche. Il nous a également été demandé de ne plus rediriger les demandeurs qui avaient des besoins médicaux au centre de la Croix-Rouge qui se trouve à côté de l’Office des Étrangers.