Exposé de janvier 2008 La Voix des Travailleurs-De Stem van de Arbeiders
Le revirement patronal
1941 : les syndicats réformistes reçoivent un soutien inattendu
Lors de l’exposé précédent, nous avons vu que, après la victoire allemande en 1940, la majorité des hauts responsables socialistes, du parti comme des syndicats, avaient tenté de négocier un compromis, voire leur intégration à “l’ordre nouveau”. Cette tentative déboucha sur la création d’un syndicat unique aux tendances fascisantes, l’Union des travailleurs manuels et intellectuels (UTMI), sous la direction de Henri De Man.
L’ancien secrétaire général de la CGTB, Jospeh Bondas, était un des rares dirigeants syndicaux à s’opposer à cette perspective.
Mais au sortir de l’hiver 1941, c’était un homme isolé, sans boulot, soumis aux pressions et aux menaces des dirigeants nazis qui tentaient de lui extorquer le contrôle de comptes bancaires et des avoirs de son syndicat.
Quelques mois plus tard, en août 1941, alors que la vague de grèves qui avait commencé au printemps en Wallonie se poursuivait à Bruxelles et en Flandre, Bondas fut invité par le bourgmestre socialiste de Liège (Bologne). Quelle ne fut pas la surprise du leader syndical de trouver réuni dans le salon du bourgmestre, le conseil d’administration d’un des plus gros complexes sidérurgiques du pays (Ougrée-Marihaye).
Le président du groupe, et principal actionnaire, le baron de Launoy, prit la parole pour expliquer à Bondas que eux, les patrons de la sidérurgie liégeoise, approuvaient sa tentative de reconstruire des syndicats socialistes clandestins, et qu’il pouvait compter sur leur soutien… financier entre autres.
Cette initiative n’était pas isolée. A Gand, les organisations du patronat catholique, sous la direction de l’industriel L. A. Bekaert, firent des offres semblables aux dirigeants de la CSC qui commençaient à craindre de se faire dévaliser par l’UTMI.
Mais davantage que les syndicats chrétiens, c’étaient surtout les syndicats socialistes qui étaient l’objet de la sollicitude du grand patronat.
En août / septembre 1941, la plus importante organisation patronale, le Comité Central Industriel (CCI, ancêtre de la FEB), désignait en son sein un responsable, Paul Goldschmidt, pour prendre contact avec les chefs de file socialistes en rupture avec les nazis et leurs alliés dans le mouvement ouvrier belge.
Quel revirement de la part du CCI ! Un an à peine auparavant, en juillet 1940, il exultait devant la décision de l’autorité d’occupation allemande “d’interdire les syndicats politiques”, “d’abolir le régime des commissions paritaires” et de dissoudre le Parti socialiste (comme tous les autres partis).
Que s’était-il passé pendant ce laps de temps?
Une vague de grèves s’était étendue sur le pays qu’aucune menace, aucune arrestation de meneurs n’avaient pu enrayer. Finalement, ce fut l’autorité militaire allemande qui fit pression sur les employeurs pour qu’ils concèdent une augmentation des salaires de 10%!
Les patrons durent constater que si un décret militaire pouvait dissoudre légalement les organisations ouvrières, il ne pouvait pas faire disparaître les militants ni effacer la conscience de classe de centaines de milliers de travailleurs.
Les patrons purent observer aussi que la grève avait soudé une fraction importante des travailleurs autour des militants communistes, qui avaient été les principaux organisateurs du mouvement.
Ces militants entreprenaient désormais d’organiser leurs camarades de travail au sein de Comités de Luttes Syndicales (CLS) clandestins, bien plus radicaux que ne l’avaient été les syndicats socialistes dissous un an plus tôt.
Bien sûr, ce n’étaient pas quelques milliers de militants communistes qui faisaient peur au patronat. C’était de leur part une adaptation à l’évolution de la situation internationale.
Après la Bataille de Londres (août / septembre 1940) et l’invasion de l’URSS (juin 1941), il n’était plus sûr du tout que l’Allemagne allait gagner la guerre. Et, si elle devait la perdre, cela signifiait qu’il allait être impossible d’utiliser encore, contre les travailleurs, des méthodes dictatoriales.
C’est dans ce contexte que la montée de la combativité ouvrière les inquiétait et qu’ils s’efforçaient d’aider à la remise sur pied d’appareils réformistes assez puissants pour maintenir les luttes des travailleurs dans certaines limites. Comme ils l’avaient réussi en 1918, face à la menace de la révolution russe.
Dès ce moment, des moyens financiers considérables commencèrent à pleuvoir sur les dirigeants réformistes. Car à travers le CCI, ce sont tous les réseaux de la grande classe capitaliste qui allaient se mobiliser pour aider à la reconstruction des organisations réformistes.
Alexandre Galopin, gouverneur de la Société Générale, le plus gros holding financier du pays, directeur de la Banque Nationale, et qui dictait au gouvernement sa politique en matière économique, (une politique de collaboration économique avec l’Allemagne), accorda discrètement un subside de 1 million de FB à Bondas.
Le gouvernement belge en exil à Londres, fit parvenir par ses services secrets, 1,5 million de FB pour la reconstruction du Parti socialiste.
En juillet 1940, les grandes banques belges avaient créé un organisme de prêts destinés aux entreprises en difficulté, la Caisse d’assistance et de prêts (CAP). Mais dès l’automne 1941, la CAP donna ses subsides pour entretenir tous les cadres socialistes réfractaires privés de leurs revenus par les Allemands.
Ces subsides permettaient aussi le financement du réseau “Socrate” par lequel les syndicats socialistes clandestins fournissaient une allocation financière, de l’aide matérielle, des faux papiers, un réseau de planques, aux travailleurs qui voulaient échapper au travail obligatoire en Allemagne. D’après A. Renard, responsable du réseau sur Liège, 7, 3 millions de FB ont été distribués par l’intermédiaire de 145 agents pour soutenir 1400 réfractaires. Soit, en fait, la base militante sur laquelle il pouvait s’appuyer pour disputer le contrôle des nouveaux syndicats aux communistes, dans la sidérurgie liégeoise.
La bourgeoisie choisit la social-démocratie…
Le soutien patronal aux socialistes continua à aller croissant au fur et à mesure de l’évolution mondiale des rapports de force militaires. En janvier 1943, après la défaite allemande à Stalingrad il devint évident que, non seulement l’Allemagne avait perdu la guerre, mais que l’Union Soviétique allait en sortir comme une grande puissance victorieuse.
Parmi les populations d’Europe de l’Ouest, la popularité de l’Armée Rouge était grande, et la force de l’Etat ouvrier impressionnait même les travailleurs les plus modérés et les plus fidèles aux vieilles organisations réformistes.
La classe capitaliste ne craignait pas les dirigeants soviétiques, elle savait que ce n’étaient plus des révolutionnaires. Mais elle craignait son propre discrédit aux yeux de la population. Les bénéfices engrangés pendant la guerre étaient scandaleux: chaque année, 2 milliards de FB furent redistribués comme dividendes en 41-42 pour une masse salariale annuelle de plus ou moins 10 milliards.
La bourgeoise craignait aussi le discrédit de tout le personnel politique, de tous les appareils de répression engagés dans la collaboration avec l’occupant.
C’est pourquoi, en Belgique, la bourgeoise décida de confier les responsabilités gouvernementales après la guerre à un parti, bénéficiant de liens avec la classe ouvrière, capable d’être écouté d’elle et d’obtenir sa confiance, le Parti socialiste.
… et ses soutiens syndicaux
Et ce lien, ce ne pouvait être que les syndicats, en particulier, dans le contexte de l’époque, les syndicats socialistes.
Cela impliquait, de la part du patronat, d’accepter une croissance numérique importante des cadres syndicaux, pour aider à la constitution d’un appareil présent partout, capable de fidéliser à ses perspectives de modération sociale des représentants issus du monde ouvrier.
C’est pour poser les bases de tels appareils syndicaux que les représentants patronaux (du CCI) et les responsables syndicaux socialistes et chrétiens, s’engagèrent ensemble dans un “Pacte social” en mai 1944, un mois avant le débarquement américain.
Ce pacte contenait deux volets.
Le premier volet organisait la sélection, la formation et l’encadrement de responsables syndicaux par une série d’organismes de conciliation sociale. A la base se trouve le Conseil d’Entreprise, au sein duquel la représentation syndicale est assurée par une délégation élue lors “d’élections sociales” (dans les entreprises de plus de 50 salariés).
Aux étages supérieurs, il y a les commissions paritaires, organisées par secteur industriel, dans lesquelles des représentants patronaux et syndicaux concluent des “ conventions collectives” sur l’évolution des salaires et des conditions de travail.
Tout en haut, les sommets de la hiérarchie syndicale sont admis à siéger dans le Conseil d’Administration de la Banque nationale et dans le Conseil central de l’économie, aux côtés de représentants patronaux et politiques.
Là évidement, ils pèsent moins “sur les orientations économiques et sociales”, comme ils aiment à le dire, qu’ils ne sont eux-mêmes influencés et préparés à défendre une perspective générale, conforme aux intérêts de l’heure de la classe capitaliste, devant les travailleurs.
Par le biais de ces différents organismes et institutions allaient être sélectionnés des milliers de cadres syndicaux dont le véritable job salarié était de parvenir à pacifier, à adoucir les rapports entre classes, et à éviter les conflits.
Le deuxième volet du Pacte social est la constitution d’une série d’assurances sociales destinées à adoucir un peu les aspects les plus intolérables de l’exploitation capitaliste: la misère qu’entraînent la maladie, le chômage et la vieillesse.
C’est ainsi que s’est créé l’Office National de Sécurité Sociale (O.N.S.S.) chargé de gérer les cotisations sociales des employés et, des employeurs ainsi que les subsides de l’Etat, et de les répartir vers les 5 secteurs suivants :
Assurance maladie-invalidité
Assurance pension
Assurance-chômage
Office des allocations familiales
Office des vacances annuelles
C’est le grand patronat qui décide, y compris pour le petit, que tous les employeurs doivent désormais cotiser à ces caisses d’assurance, compensant ainsi très partiellement les aspects les plus violents de l’exploitation.
En réalité, cette « cotisation patronale » était une part de salaire que les patrons ne versaient pas directement aux salariés – mais qui était comptée dans les coûts de productions des patrons – et qui était ensuite répartie au profit des salariés au chômage, malades, accidentés ou en retraite.
Une autre amélioration fut la création d’un mécanisme de liaison automatique des salaires à l’indice des prix à la consommation (index).
Incontestablement, la création de ces assurances sociales, garanties à tous les travailleurs, même dans les secteurs où ils étaient faiblement organisés (PME, travaux agricoles), représentait une amélioration de leurs conditions d’existence.
Mais c’est au nom de ces améliorations, que les ministres et les syndicalistes socialistes allaient être en mesure de demander aux travailleurs d’être patients et d’accepter les sacrifices nécessaires pour “la reconstruction de l’économie” (la bataille du charbon, le salaire au volume extrait pour les mineurs, les bas salaires partout).
Une majorité des travailleurs ne pouvait pas manquer d’être sensible à ce type de garanties et d’adhérer aux organisations syndicales qui en assureraient le bénéfice.
Mais dans le contexte de fin de guerre, de politisation, de mécontentement et de combativité des travailleurs, cela n’allait pas suffire à assurer aux dirigeants réformistes modérés la prépondérance dans les organisations syndicales nées durant le conflit.
La FGTB, issue de la lutte d’influence entre socialistes et communistes
Les modérés minoritaires
En 1945-46, il y avait des Comités de Luttes Syndicales dans les 400 plus grosses entreprises du pays. Ces CLS avaient été, la plupart du temps, créés sous l’impulsion des communistes, qui en avaient la direction et jouissaient de la confiance des travailleurs.
Dès 1945, les CLS se regroupèrent au sein de la “Centrale belge des syndicats uniques” (CBSU).
On peut se faire une idée du rapport de force entre les syndicats “communistes” et socialistes d’après les chiffres des effectifs de la région de Bruxelles.
Avant-guerre, en 1937, le nombre de membres de la CGTB (socialiste) était de 47 200 affiliés. En avril 1945, ceux-ci n’étaient plus que 23 000. En comparaison, la CBSU de la région de Bruxelles comptait 45 000 adhérents.
Devant de pareils chiffres, les dirigeants socialistes sentaient le sol se dérober sous leurs pieds. Bondas s’efforça de convaincre les dirigeants de la CSC de les rejoindre pour former un grand syndicat unique en Belgique, dans l’espoir de diluer au maximum le poids des communistes.
Mais les dirigeants de la CSC refusèrent, craignant eux-mêmes l’influence que les communistes pourraient avoir sur les affiliés chrétiens “au sein d’une espèce de front unique syndical” (H. Pauwels). Et puis bien sûr, ils préféraient rester premiers dans le deuxième ou troisième syndicat, que deuxièmes ou troisièmes (derrière les communistes) dans le premier appareil.
Les Renardistes
C’est là où un courant plus radical au sein des syndicalistes socialistes allait jouer un rôle décisif.
Ce courant s’organisait autour d’André Renard, un permanent de la Centrale des métallurgistes de Liège. Renard s’était formé politiquement durant les années 30, à l’époque où les dirigeants de la CGTB s’efforçaient vainement de conserver le contrôle de leurs appareils à coups d’exclusions de militants syndicaux indociles.
La conclusion qu’en avait retirée Renard était qu’il était impossible à un permanent syndical extérieur, dont l’expérience se limitait surtout à la paperasse et aux négociations, de disputer l’influence sur les travailleurs à des militants implantés dans une entreprise.
Libéré des camps de prisonniers de guerre en 1942, il décide de reconstruire la Fédération des Syndicats des Métallurgistes (FSM, centrale de la CGTB). Il prend contact avec les militants FSM dans les entreprises:
“ Nous avons senti qu’il ne serait plus possible de rebâtir le syndicat ni sur les anciens concepts, ni sur les anciennes méthodes. L’organisation s’imposait, mais on voulait que l’organisation fut ardente et qu’aux idées réformistes matérialistes (dans le sens de « salariales, économiques » par opposition à « politiques ») on substitue les idées larges de la révolution constructive.”
Voilà le climat politique que Renard découvre parmi… les militants syndicaux socialistes. L’activité des militants communistes avait contribué à répandre, parmi les métallurgistes (et les mineurs) une volonté d’action et des idées politiques anti-capitalistes.
Les renardistes ne vont pas hésiter à reprendre les méthodes radicales, le ton anti-patronal, le discours anti-capitaliste des militants communistes.
Ils vont pouvoir profiter de ce que les militants communistes les plus politisés et les plus aguerris abandonnent l’organisation des travailleurs dans les entreprises pour s’intégrer à de petites cellules d’actions pour la lutte armée.
Et les renardistes vont littéralement pouvoir continuer le travail d’organisation syndical là où les cadres communistes l’ont laissé.
Ils organisent le travail syndical à la base, dans les entreprises, pour amener les militants à se mettre à la tête des grèves de protestation contre les problèmes de ravitaillement, puis, à partir de 1943, contre les menaces de déportation collective des travailleurs pour aller travailler en Allemagne.
Cette menace mobilise massivement les travailleurs de Liège, Namur et Charleroi. Par milliers, parfois par dizaines de milliers, ils participent aux grèves, aux actions de sabotage de la production, par le ralentissement général du travail, par les malfaçons, par les jours chômés.
Les travailleurs mesurent leur force en voyant l’impact de leurs actions, les reculs des autorités allemandes (même si des déportations de travailleurs ont bien lieu).
Les industriels belges en profitent, eux, pour se racheter une bonne conduite: le baron de Launoy (Ougrée-Marihaye), l’entreprise Cuivre et Zinc (future Union Minière) financent les actions de la FSM, … tout en acceptant les commandes des Allemands.
Pour en revenir à Renard, la seule chose qu’il refusa absolument de reprendre aux communistes était la lutte armée de petits groupes, ce qu’il considérait comme “suicidaire”.
C’était une appréciation très lucide de la situation et des possibilités de lutte. Les militants communistes les plus en vue des travailleurs qui avaient quitté les usines pour organiser la lutte armée dans de petites cellules clandestines furent décimés par la répression.
Bien sûr, chez Renard, le refus de ce type de lutte correspondait aussi au refus de toute perspective de lutte révolutionnaire pour changer l’ordre capitaliste.
Certes, les escarmouches armées engagées par les militants du Parti communiste étaient pleines d’illusions, mais pour bon nombre de militants ouvriers communistes de la résistance, c’était le début de la lutte armée révolutionnaire.
C’est donc par ces méthodes copiées sur celle des communistes dans les entreprises et les quartiers que les renardistes vont regagner une influence et du crédit auprès de la classe ouvrière, parmi laquelle de nombreux travailleurs avaient été politisés et avaient fait l’expérience de luttes dans des conditions de clandestinité et d’illégalité.
Hostilité aux partis, aspiration à l’unité syndicale
En fait, parmi ces travailleurs politisés, l’état d’esprit est à la méfiance envers les deux partis ouvriers, socialistes et communistes. D’une part, ils n’avaient pas oublié les trahisons des chefs socialistes en 1940. Et même les dirigeants socialistes et syndicalistes qui ne s’étaient pas compromis avec l’occupant, ils leur paraissaient trop hostiles aux luttes et enclins à tout sacrifier à la conciliation avec les bourgeois.
Le Parti communiste de son côté leur inspirait des sentiments ambivalents. Ils avaient confiance dans les militants communistes qui avaient organisé leurs luttes et souvent, les avaient gagnés à des idées de lutte de classe.
Mais ils se méfiaient du Parti communiste, dont la politique leur paraissait trop souvent dictée par l’obéissance aveugle à Moscou.
D’autre part, le PC était stalinien c’est-à-dire, dans les faits ,réformiste et nationaliste, mais son image était peut-être aussi, aux yeux d’un certain nombre de travailleurs, trop liée à l’idée de « révolution », la Révolution russe avait à l’époque à peine plus de 25 ans !
Ces travailleurs exprimaient ces sentiments, dont certains étaient justifiés, par un rejet des partis politiques en général.
Il aurait fallu qu’existent des militants révolutionnaires suffisamment implantés et compétents, pour mesurer si un Parti révolutionnaire aurait pu gagner de l’influence dans cette période ou si ce rejet des Partis socialistes et communistes était un rejet général de tous les partis politiques.
Les organisations dans lesquelles ils se reconnaissaient et auxquelles ils faisaient confiance, étaient ces nouveaux syndicats combatifs, plus démocratiques aussi sans être révolutionnaires, et surtout plus militants, CBSU communiste, MSU (Mouvement Syndical Unifié) renardiste, entre lesquels ils ne voyaient pas vraiment de différence.
Ils aspiraient donc à l’unité entre ces organisations-là, et se méfiaient de tous ceux qui voulaient les opposer.
Ce courant en faveur de l’unité syndicale était très puissant en 1944-45.
André Renard va alors habilement s’appuyer dessus pour pousser une majorité de militants et de cadres de ces nouveaux syndicats, à prendre leur distance vis- à- vis du PC. Il va se faire l’avocat de l’indépendance syndicale vis- à- vis de tous les partis, en défendant l’idée que les syndicats n’ont pas à se mêler de politique, et que les partis n’ont pas à tenter de contrôler les syndicats.
Cette idée est rapidement majoritaire parmi les travailleurs. C’est donc sur cette base de l’indépendance des nouveaux syndicats par rapports aux Partis ouvriers, communiste, mais aussi socialiste, que vont se rassembler les différents groupements syndicaux, qui en gros, réunissent les travailleurs socialistes et communistes, les travailleurs les plus conscients : la CGTB (à prédominance socialiste), la CBSU (communiste), le MSU (renardiste) et la SGUSP (service public, communiste). Leur fusion, le 1er mai 1945, donne naissance à la Fédération Générale des Travailleurs de Belgique.
En quelque sorte, le prix à payer pour que ce nouveau syndicat soit indépendant du PC, c’était qu’il devienne indépendant du Parti socialiste. C’était en réalité une situation plus favorable au travail politique des militants du PC, qui ne pouvaient plus, comme c’était le cas avant-guerre, être exclus par des mesures d’autorité des bureaucrates socialistes et qui avaient entière liberté d’exposer leurs idées et leur point de vue au sein d’un milieu de travailleurs conscients bien plus large que le seul milieu communiste.
De plus, contrairement aux anciens syndicats socialistes d’avant-guerre, la FGTB revendique ouvertement de ne pas se contenter de revendications matérielles, mais d’avoir un but politique radical, la transformation de la société.
Les statuts de la FGTB, qui existent encore aujourd’hui, sont un résumé de la doctrine développée par Renard dans son effort pour intégrer les milieux ouvriers influencés par les communistes: “la Révolution constructive”. C’est un amalgame adroit des idées révolutionnaires et réformistes, destiné à donner satisfaction à la conscience acquise par les travailleurs durant les années de guerre tout en laissant une large latitude aux interprétations et d’applications réformistes.
Mais, à cette occasion, est réaffirmée la lutte des classes, une critique des trusts et de la mainmise du capital financier sur l’économie et la société, le but de l’abolition du salariat et des classes sociales et de la socialisation de la production.
Même symboliques et hypocrites, car ne correspondant à aucune volonté réelle de la part des dirigeants, ces idées et ces thèmes sélectionnent les travailleurs qui s’y reconnaissent, ce qui crée un milieu ouvrier favorable pour les militants « lutte de classe ».
Malheureusement, le PC n’a tout simplement plus les moyens militants pour profiter de cette opportunité. Il manque dramatiquement de cadres ouvriers. Tous les rapports des sections et fédérations communistes de 1945 et des années suivantes signalent le cruel manque de militants capables d’assumer les responsabilités d’un travail syndical et d’organisation des travailleurs.
On peut avoir une idée de l’ampleur du problème en comparant les listes électorales des élections de 1937 à celle de 1946. Les candidats communistes de 1937 étaient, par choix politique, des militants ouvriers expérimentés et entourés d’un large milieu dans le monde du travail. Sur les listes d’après-guerre, 8 sur 10 ont disparu.
Le PC est bien « le parti des fusillés », comme le proclament ses affiches électorales. Mais « fusillés » pour défendre une politique stalinienne contraire aux intérêts fondamentaux des travailleurs.
En chiffres absolus, les effectifs du PC ont augmenté. Mais ce ne sont plus les militants de 37, ni de 41-42. Ceux qui les ont remplacés sont venus au PC sur base de sa politique nationaliste et de lutte terroriste du Front de l’Indépendance. Ce sont souvent des intellectuels, des médecins, des avocats, des artistes, qui ont de la sympathie pour le communisme, mais n’ont aucun moyen d’assumer un travail militant dans les entreprises.
Voilà ce que signifiait “une politique suicidaire”, comme l’avait estimé André Renard. Il ne parlait pas du danger encouru par les individus. Il voulait dire que c’était un suicide de l’organisation.
Pour mettre la mesure à son comble, le PC va ruiner ses faibles forces en quelques années. De mars 46 à mars 47 il forme “un Gouvernement des gauches” avec le PSB.
La bourgeoise laisse aux partis ouvriers le soin d’assurer l’ordre, le désarmement des résistants, et la protection de la propriété privée capitaliste, dans un contexte où la police qui a collaboré jusque durant les derniers mois aux déportations n’est pas la mieux placée pour le faire.
Et puis les 5 ministres communistes sont placés dans des ministères, comme le ravitaillement, où ils doivent affronter le mécontentement populaire.
La situation change avec le début de la guerre froide, dont le signal est lancé par le plan Marshall. Le PC quitte le gouvernement et se lance dans une tentative de déstabilisation politique qui se veut un soutien à l’URSS.
Dans une politique aventureuse, le PC déclenche des manifestations armées, des grèves, complètement à contre-courant du reste des travailleurs. En 1948, lors de grèves déclenchées contre le plan Marshall, des milliers d’ouvriers qui ont suivi les communistes sont licenciés, dont 800 à la Poste centrale de Bruxelles, bastion du PC depuis 1941.
La perte de crédit et d’influence du parti est rapide, comme le révèlent les élections d’après-guerre. Si on regarde les résultats en Wallonie, où le PCB est le plus implanté et où se trouve le gros de l’électorat ouvrier, on observe le recul : élections de 1946 : 21% des voix; 1949 : 12%; 1950 : 7,9%…
Le dévoiement nationaliste du mouvement ouvrier
La Question royale
Pourtant, cet effondrement du PC ne va pas entraîner un recul correspondant de la combativité et de la conscience des travailleurs. C’est ce que met en évidence la Question royale en 1950.
De quoi s’agissait-il ?
Aux élections de 1949, le Parti socialiste, au pouvoir depuis la fin de la guerre, subit un désaveu de la part de ses électeurs et les partis de droite, PSC et libéraux, obtiennent une confortable majorité.
Les milieux bourgeois veulent mettre à profit ce déplacement des forces électorales vers la droite pour remettre en cause les concessions faites en 1945 aux travailleurs et aux organisations réformistes, afin d’augmenter leurs profits.
Cette offensive est liée à un aspect symbolique, le retour du roi Léopold III sur le trône. Dans le parcours personnel du roi, beaucoup de bourgeois et de petits- bourgeois peuvent en effet se reconnaître: ils ont plus ou moins sympathisé avec l’ordre nouveau en 1940, ont accepté la présence de l’armée allemande ou ont même été collabos durant la guerre et ils ont fait profil bas à la libération.
Le retour de Léopold III est pour eux l’occasion de tourner la page de 1945 et de renvoyer aux oubliettes les espoirs de changements sociaux des travailleurs.
C’est du reste bien ainsi que le comprennent les travailleurs, qui sont largement hostiles à Léopold III.
Le PSB, qui s’était débarrassé de la concurrence du PC sur sa gauche, n’hésita pas à enfourcher ce sentiment pour mener son propre combat politique: contre ses adversaires électoraux catholiques. Les leaders et la presse socialistes firent monter l’indignation pendant des mois, en retrouvant des accents anti-royalistes et républicains.
L’appareil et la direction de la FGTB avaient des motivations plus profondes pour se lancer dans la bagarre. Ils craignaient que le retour du roi ne soit aussi le début d’une remise en cause de leurs prérogatives et de leur rôle.
C’est ce qu’explique Renard quand il préconise que la FGTB mette toutes ses forces dans la lutte électorale de 1949 pour le PSB et contre le parti social-chrétien qui soutient le retour de Léopold III:
« Il faut s’engager à fond dans la campagne électorale (…). Il s’agit de l’instauration d’un régime démocratique à base économique et sociale et qui donne toutes ses chances de réaliser notre programme, ou de l’instauration d’un régime à base de pouvoir personnel, à base corporatiste qui jugulera surtout les syndicats. »
Les remises en causes des appareils se doublent d’attaques contre le régime des pensions et la sécurité sociale. Sous l’effet de la mobilisation du parti et du syndicat socialistes, le mécontentement monte chez les travailleurs.
Le 12 mars 1950, un référendum est organisé pour légitimer le retour du roi. Il donne une majorité de OUI, mais les travailleurs des centres urbains et industriels, en Flandre comme en Wallonie ont voté contre en très grande majorité.
La direction de la FGTB décide alors de jouer un atout. Le 21 mars 1950, lors d’une réunion du bureau national de la FGTB, André Renard évoque “l’idée fédéraliste” comme “un moyen puissant” pour faire plier le roi et le pouvoir.
En clair, un chantage au séparatisme de la Wallonie pour que le roi renonce au trône.
C’est avec cette idée en tête que Renard se rend au “Congrès wallon” à propos de la “Question royale”, qui se tient à Charleroi le 26 mars. Ce “Congrès” est organisé par un mouvement d’autonomistes wallons… jusque-là groupusculaire.
S’adressant aux congressistes, A. Renard leur dit:
« Nous vous apportons les forces organisées de 85 000 travailleurs de Liège. Il est certain que les autres fédérations suivront. C’est l’armée du travail qui vous rejoint »
« Quand le roi sera rentré, on donnera un aliment particulier aux grèves, les Wallons devront parler de la nécessité pour eux de détacher leur région d’une région cléricalisée. » (l’Eglise, influente en Flandre, avait donné comme consigne de voter OUI au référendum).
Bien sûr, il y a dans le chef de Renard une grande part de bluff. On n’apporte pas, comme un paquet, la conscience politique de 85 000 travailleurs, à un groupe inexistant sur le plan politique.
C’est un bluff aussi à l’égard du gouvernement belge, car il spécule bien sûr sur le fait qu’il va reculer, et là-dessus, son calcul va s’avérer juste, grâce à la tournure des événements.
Car la classe ouvrière va réagir. Des grèves spontanées éclatent lors de la victoire du OUI au référendum, en mars. Mais c’est surtout lors du retour du roi en Belgique, fin juillet, que démarre une impressionnante vague de grèves partout dans le pays, mais surtout en Wallonie où se trouve le gros de la classe ouvrière. Il y a des attentats à l’explosif, des émeutes contre lesquelles la gendarmerie tire en faisant plusieurs morts.
Mais les grèves ne cessent pas, et des groupes de travailleurs ressortent les armes de la résistance pour défendre les piquets de grève. La presse bourgeoisie parle de mouvement insurrectionnel.
C’est dans ce contexte, alors que des rapports de la sûreté de l’Etat sur l’existence de piquets armés sont déposés sur les bureaux du cabinet du roi et des ministres, que la menace séparatiste de Renard va être prise au sérieux.
D’autant qu’au sein de la FGTB wallonne comme de l’aile francophone du PSB, se mettent en avant une série de seconds couteaux qui semblent prêts à tirer parti d’événements dramatiques, comme des heurts armés entre la population et la police, pour se lancer dans l’aventure d’une indépendance wallonne. Renard accepte déjà un poste de ministre de la défense dans un gouvernement wallon potentiel.
Bien entendu, une sécession de la Wallonie dans ces circonstances n’aurait rien eu à voir avec une révolution socialiste. La sécession de la Belgique des Pays Bas en 1830, par exemple, était sortie d’une émeute populaire victorieuse, sans que cela entraîne le moindre progrès social.
Mais le pouvoir belge va effectivement reculer devant ce risque de sécession. Le roi Léopold III abdiquera en effet pour laisser la place à son fils, Baudouin Ier.
En attendant, le mouvement wallon était sorti de l’anonymat. Il n’allait, bien entendu, pas susciter l’engouement immédiat des travailleurs wallons. Mais c’était une perspective qui avait été donnée aux cadres intermédiaires des appareils syndicaux, qu’ils allaient reprendre au fil des années et défendre parmi les travailleurs.
D’autant que les dirigeants du PSB, majoritairement francophones, se dédouanèrent de leur propre manque de perspectives devant les travailleurs en expliquant que la réalisation des transformations sociales qu’ils attendaient était impossible dans le cadre d’un Etat belge dominé numériquement par une population flamande rurale, catholique et royaliste.
Le déclin industriel wallon et l’essor de la Flandre
À la fin des années 50, une circonstance va favoriser l’impact des idées d’autonomie wallonne : le déclin industriel.
Les charbonnages wallons ne sont plus concurrentiels avec les gisements à ciel ouvert exploités aux USA et le pétrole commence à remplacer le charbon comme combustible industriel. Les charbonnages ferment les uns après les autres, suscitant une inquiétude croissante parmi les travailleurs.
La sidérurgie, autre principal pourvoyeur d’emploi, paraît elle aussi menacée par son retard technique. Les capitalistes ont très peu réinvesti leurs bénéfices dans de nouvelles industries en Wallonie; en fait ils les ont surtout placés dans des prêts lucratifs à l’étranger… ou en Flandre.
Car, parallèlement, la Flandre commence son envol économique, et bénéficie notamment d’importants investissements américains, dans l’industrie automobile, notamment (Ford, Opel-GM). Le gouvernement belge consacre de gros moyens pour développer des infrastructures, dans le port d’Anvers, le réseau d’autoroutes, le réseau ferré, pour se mettre au service de ces capitalistes, comme le font toujours et partout les gouvernements.
A cette occasion, l’aile wallonne de la FGTB va ressortir son programme de réforme de structure et l’accoupler avec la revendication d’autonomie de la Wallonie.
Les renardistes expliquent que le gouvernement belge est dominé par des partis flamands qui se moquent des problèmes de la Wallonie et qu’elle ne pourra résoudre ses problèmes qu’en prenant son destin en main.
Ce discours passe pour radical et anti-capitalistes car il dénonce la mainmise des trusts sur la vie économique et préconise leur nationalisation ainsi que celle des banques et de l’énergie.
Mais impossible, prétendent les renardistes, de réaliser un tel programme tant que l’on sera soumis à une Flandre catholique. Seule une Wallonie autonome aurait une majorité socialiste qui pourrait le réaliser.
Malheureusement, aucune force politique, ni le PC, ni l’extrême-gauche, ne tente de dénoncer ces illusions et ce discours nationaliste devant les travailleurs.
Pire! Le groupe de la IVème Internationale, qui milite clandestinement au sein du PSB dans le groupe “la Gauche”, contribue à confirmer l’image de Renard comme leader ouvrier radicalement anti-capitaliste :« L’aile gauche (de la FGTB) subit l’empreinte de la forte personnalité d’André Renard. Le dirigeant dynamique des métallurgistes de Liège avait conservé de sa jeunesse de fortes sympathies anarcho-syndicalistes (…) Renard avait compris fort tôt l’impasse d’une politique syndicale qui se contente de lutter avec le patronat pour une meilleure répartition du revenu national. Il réclama une politique syndicale plus dynamique, plus radicale, qui mettrait le régime capitaliste lui-même en question. »
Ernest Mandel, “La Gauche”, 1964
À ce portrait très flatteur, il est utile de comparer celui qu’en faisaient les services d’informations de l’Ambassade britannique à Bruxelles, dans l’immédiat après- guerre : « En privé, il abandonne la touche de trotskysme dont il assaisonne ses discours publics; et son anarcho-syndicalisme se réduit à la croyance que, compte tenu de l’actuelle situation politique en Belgique, il y a encore une certaine place pour l’action en marge des institutions. »
Quel dommage que les travailleurs qui lisaient « La Gauche » n’aient pas pu lire ce genre d’appréciation ! Une majorité d’entre eux n’auraient sans doute pas été du même avis, mais ils auraient été dans un second temps moins pris au dépourvu par la suite des évènements.
Ce débat et ces idées autour de Renard (et de la Gauche) progressent surtout parmi les milieux politisés et syndicaux. Il a forcément un certain impact sur les travailleurs wallons, mais sans aller jusqu’à devenir une réelle aspiration à l’autonomie. Et comme le reconnaît Renard lui-même, “l’idée de solidarité de classe est un sentiment profond dans la classe ouvrière”, qui considère que, « Wallons ou Flamands, les travailleurs sont confrontés à un ennemi commun”.
La grève de 61
C’est d’ailleurs ce que va mettre en évidence la grève de l’hiver 60-61.
À l’origine de cette grève, il y avait la perte de la colonie congolaise, en 1960, et des revenus et des débouchés qu’elle procurait à la bourgeoisie belge.
Le gouvernement social-chrétien d’Eyskens décida de faire voter une “loi unique”, qui était un paquet de mesures destinées à faire porter le coût d’une réorganisation de l’économie belge à la classe ouvrière.
La loi unique portait la part de l’Etat dans les investissements privés à 50%. Pour financer cette décision, de nouveaux impôts furent décidés dont 85% provenaient de la fiscalité indirecte, c’est-à-dire qu’elle pèserait essentiellement sur les travailleurs.
Parallèlement, une série de mesures d’austérité s’attaquait au régime d’assurance sociale et aux pensions. Le droit aux allocations de chômage fut limité dans le temps tout en établissant un système de visites domiciliaires pour contrôler les chômeurs. Enfin, les agents des services publics voyaient leurs cotisations pour leur pension augmenter de 25% et l’âge de leur retraite portée de 60 à 65 ans.
Le PSB proclamait “son opposition irréductible” à la loi mais concrètement, il ne proposait comme perspective aux travailleurs… que de voter socialiste aux élections suivantes, pour abroger “cette loi de malheur” comme on l’appelait.
La FGTB se prononçait pour des manifestations et des actions de grèves pour le 15 janvier, après le vote de la loi au Parlement.
Mais les travailleurs sentent qu’il faut faire pression avant cette échéance.
La centrale CGSP des agents communaux et provinciaux lance à ses affiliés un appel à la grève pour le 20 décembre. L’appel est très largement suivi dans les 2600 Communes du pays. Les enseignants CGSP les rejoignent dans de nombreux endroits. L’attaque contre les pensions vise surtout les agents du service public, ce qui explique leur mobilisation.
Mais spontanément, sans appel de la part des appareils syndicaux, beaucoup de travailleurs du privé les suivent. Le jour même, à Charleroi, ce sont les métallos des ACEC, dont la délégation est dirigée par des communistes, qui débrayent. Ils font le tour des usines métallurgiques, des charbonnages, qui débrayent immédiatement.
La grève s’étend de secteur à secteur, de région à région, trouvant partout des militants pour la propager de leur propre initiative.
Les jours suivants, les centrales de la FGTB multiplient les appels « au calme et à la discipline », mettant les affiliés en garde contre les excités « qui ne représentent personne ». Mais… personne ne les écoute. La grève s’étend aux transports, aux cheminots, aux centrales électriques.
Renard comprend, le premier, qu’il faut se mettre à la tête du mouvement pour en reprendre le contrôle. Il donne la consigne de grève dans la sidérurgie. Les autres centrales suivent les unes après les autres, mais Renard apparaît comme le dirigeant de la grève, impression que renforce l’hystérie de la grande presse.
La grève devient rapidement totale en Wallonie.
En Flandre, elle est forte seulement dans les grands centres urbains, Anvers, Gand.
La CSC éprouve la plus grande peine à retenir ses affiliés de participer au mouvement. L’Eglise, en la personne du cardinal Van Roey, lance par radio un « appel à reprendre le travail à ceux qui obéissent à leur foi ». La CSC en tire prétexte pour justifier son refus de participer au mouvement, devant des affiliés dont bon nombre sont catholiques pratiquants.
Malgré tout, la grève commence à se propager dans des régions plus rurales, malgré une forte opposition des milieux conservateurs. La presse, les petits-bourgeois accablent les grévistes d’injures.
Les travailleurs flamands doivent mener et propager une grève à contre-courant de l’opinion publique flamande, et s’ils en ont la ressource, c’est qu’ils surmontent la pression par le militantisme en se sentant justifiés et poussés dans le dos par l’unanimité de la grève en Wallonie.
Mais les dirigeants réformistes se rendent compte que le pouvoir n’a pas de marge de manoeuvre et qu’il ne reculera pas devant une grève, même générale. Le grand patronat ne reculera que si le pouvoir commence à être mis en cause et s’il craint de devoir faire plus de concessions encore s’il ne cède pas un peu. Mais les dirigeants réformistes n’ont aucune intention d’en arriver là.
Le gouvernement le mesure parfaitement, et mise sur l’épuisement de la grève. Celle-ci s’organise pour durer. Des comités locaux organisent l’accès aux magasins, les transports urgents, le ravitaillement, la fourniture de gaz et d’électricité deux heures par jour, pour assurer à la population un minimum (chauffage, cuisine, éclairage : c’est l’hiver).
La presse bourgeoise réclame des mesure de force pour mettre fin à ce scandale inimaginable d’un ordre assuré par des ouvriers “qui règlent la circulation”, contrôlent l’ouverture et la fermeture des magasins et décident eux-mêmes quelles usines (centrales électriques) et quels services doivent fonctionner, réquisitionnent les locaux publics (écoles) pour faciliter l’organisation de la grève.
La bourgeoisie perd des marchés, les journaux financiers estiment la perte à un milliard par jour. Mais seule la menace d’une organisation de la vie sociale par des comités ouvriers est capable de la faire reculer, car elle craint de voir remise en cause la raison d’être de son état. Si la population sait s’organiser elle- même, à quoi sert un Gouvernement, un Parlement, un appareil d’Etat?
Malheureusement, aucune force politique n’explique aux travailleurs que c’est en cela que réside leur force. Les grévistes sont laissés sans perspectives, et la grève les épuise petit à petit (les ouvriers vivent sur leur quinzaine).
Le PSB et la FGTB organisent des manifestations décentralisées qui épuisent les forces et exaspèrent les travailleurs.
Le 30 décembre : 45 000 manifestants à Charleroi, 10 000 à Mons, 10 000 à Verviers, 8 000 à Jemeppe, 8 000 à Bruxelles. Le 2 janvier : 10 000 à Bracquenies, le 3 janvier : 10 000 à Liège, 15 000 à Herstal, 15 000 à Yvot-Ramet, etc, etc. Même à Liège, les directions réformistes s’efforcent de diviser les manifestants.
Les travailleurs réclament partout une marche sur Bruxelles. Une concentration des grévistes à Bruxelles aurait pour effet d’additionner leur nombre et de leur permettre de mesurer leurs forces. Mais elle révélerait d’autant plus l’absence de volonté des dirigeants socialistes de s’appuyer dessus.
La lutte devient âpre, la police charge, arrête les manifestants, disperse les piquets. Mais les grévistes sont inventifs et ont de la ressource. Les piquets deviennent tournants: ils changent d’entrées, d’usines, d’heures et font courir la police.
Les manifestants apprennent à se disperser lors des charges de gendarmerie et à reformer leurs rangs aussitôt. Des bagarres éclatent. Les jeunes grévistes sont exaspérés, cassent les vitrines des banques, se battent avec la police avec ce qui leur tombe sous la main. 2000 grévistes sont en prison.
Mais les travailleurs, ni en Wallonie, ni en Flandre, ne veulent pas céder. Ils savent qu’une défaite sera pire que les coups et les privations.
La pression monte de la part des grévistes contre le PSB, la FGTB, y compris André Renard. Le 6 janvier, suite à son refus d’appeler à une marche sur Bruxelles devant 45 000 manifestants Liégeois, l’ancienne gare des Guillemins est démolie par la foule folle de rage.
Devant cette pression, et l’absence d’issue, Renard va alors mettre en avant la revendication de l’autonomie wallonne, tout en criant à la trahison de la Flandre, où la CSC est majoritaire.
C’est un coup très dur pour les grévistes flamands, que la presse du Nord accable du reproche d’aider l’autonomisme wallon. Un journal de grève tenu par des grévistes flamands, rétorque “on préfère être soumis à une Wallonie rouge qu’à une Flandre noire”.
Mais le moral est atteint. Livrés à eux-mêmes, ne se sentant plus soutenus par ce qu’ils perçoivent de la grève en Wallonie, les grévistes flamands reprennent petit à petit le travail.
C’est le signal qu’utilisent des appareils en Wallonie pour donner la consigne de la reprise du travail. Certains secteurs tiennent, malgré leur isolement et le manque de perspectives. Le travail reprend définitivement le 21 janvier, après un mois de grève.
Mais l’amertume des travailleurs ne se traduit pas par une prise de conscience politique de la trahison dont ils ont été l’objet de la part des socialistes, en particulier André Renard. Car aucune force politique ne veut le leur dire. Y compris l’extrême gauche qui appuie, de ses faibles forces, l’illusion d’un redressement de la Wallonie à travers… « un pouvoir socialiste » dans cette région minuscule et en plein déclin.
Le Mouvement Wallon
Le Mouvement Wallon a le vent en poupe. La FGTB-Renard se lance dans la construction d’un parti politique, le Mouvement Populaire Wallon (MPW), concurrent du PSB. Renard en sera le premier président en 1961. Ce mouvement bénéficie d’un soutien assez large parmi les militants et les cadres syndicaux.
Le MPW devient le cheval de bataille de nombreux petits arrivistes dans la bureaucratie syndicale, dont la démagogie nationaliste, l’entretien des préjugés anti-flamands, la revendication de l’autonomie wallonne devient une méthode de promotion personnelle.
Le développement de cette concurrence nationaliste wallonne disputant l’électorat au PS en Wallonie finira par provoquer l’éclatement du PSB en PS-SP en 1978.
Finalement, les nationalistes wallons finiront par s’intégrer dans un PS régionalisé et par obtenir des places dans des ministères.
La régionalisation de la Belgique est lancée.
Aujourd’hui, le programme du mouvement wallon est complètement réalisé. La Wallonie est une entité fédérée qui jouit d’une large autonomie et a son propre gouvernement. Et en effet, comme l’avaient calculé les partisans de l’autonomie wallonne au sien des organisations réformistes, le gouvernement wallon est à majorité socialiste sans interruption depuis 1980.
Mais tout ce que ce gouvernement de gauche a été en mesure de faire, c’est d’accompagner le déclin industriel de la Wallonie, l’appauvrissement de la population et la montée du chômage, en utilisant son crédit auprès des travailleurs pour amortir et modérer les luttes sociales.
Faute d’un véritable parti ouvrier pour porter l’expérience de leur classe, les travailleurs wallons et francophones ne sont pas en mesure d’en tirer la conclusion que les régionalistes les ont trompés.
Le venin nationaliste continue à produire ses effets encore aujourd’hui, ne fut-ce qu’à travers la démagogie communautaire dont usent les partis francophones.
Heureusement aujourd’hui, les travailleurs wallons semblent se méfier de cette démagogie, mais ils sont complètement désarmés pour comprendre la situation car ils n’ont pas d’idées pour se l’expliquer et pas de militants pour leur raconter cette histoire.
Pourtant, à travers ces brefs exposés sur l’histoire des syndicats en Belgique, nous avons vu que ceux qui veulent défendre un point de vue de lutte de classe peuvent contribuer à changer le niveau d’organisation et de conscience des travailleurs.