Les syndicats en Belgique 2/3 1939-1943

Exposé de novembre 2007  La Voix des Travailleurs-De Stem van de Arbeiders

Les militants ouvriers et la guerre impérialiste

Un petit rappel…

Jusque dans les années 1990, la FGTB avait conservé, surtout au sein des grandes entreprises, une certaine tradition de militantisme syndical et de défense de principe de classe élémentaire. C’était d’ailleurs aussi le cas, dans une moindre mesure, de la CSC, par le jeu de concurrence et d’influence entre appareils. (De nombreux travailleurs et militants syndicaux ont en effet reçu, notamment à travers le MOC lié à la CSC, une initiation au point de vue marxiste sur la société, l’économie, et les intérêts de leur classe sociale).

Bien entendu, cela ne changeait pas la nature réformiste de ces appareils, ni leur rôle d’instruments de contrôle de l’état bourgeois sur la classe ouvrière. Mais au moins, ces traditions permettaient à chaque nouvelle génération de travailleurs de découvrir ces idées, et de bénéficier de l’expérience de luttes collectives, même cantonnées à un but économique.

Ce militantisme, ces traditions syndicales, ces idées de classes, ne sont pas automatiquement liées à l’existence d’appareils syndicaux. En Belgique, cela provient surtout du rôle et de l’influence qu’ont eus un nombre assez réduit de militants politiques ouvriers, appartenant pour l’essentiel au PC, et c’est ce que nous allons voir ce soir.

Des syndicats hostiles aux militants…

Les appareils syndicaux qui existaient avant la seconde guerre mondiale étaient en comparaison peu, voire pas du tout implantés dans les entreprises. Il n’y avait généralement pas de délégation élue, ni surtout de responsable syndical lié aux travailleurs de l’usine et capable d’être reconnu par eux comme leur représentant légitime.

Dans leurs luttes contre les communistes pour conserver le contrôle des syndicats, les dirigeants syndicaux avaient exclu systématiquement tous les travailleurs un peu trop militants, et les appareils syndicaux s’étaient ainsi réduits à leurs activités de gestion et à un rôle d’assistance quasi-individuelle des salariés.

L’existence de ces appareils dépendait donc en grande partie du soutien financier de l’Etat, que ce soit au niveau des communes, des provinces, ou du gouvernement national. Les permanents, les cadres syndicaux, s’étaient habitués à être “des fonctionnaires” d’un type un peu spécial, dont le salaire dépendait de fait de l’Etat à travers les multiples places dans les organismes de gestion et de conciliation sociale (les commissions paritaires). Ils étaient, bien entendu, très anti-communistes, mais aussi hostiles aux luttes et aux grèves, à tout ce qui menaçait ce rôle de gestionnaires dont ils dépendaient.

… mais des patrons hostiles aux syndicats

Pourtant, même ces syndicats-là étaient devenus trop encombrants aux yeux du patronat belge, en 1939. L’économie mondiale, qui avait connu une brève amélioration en 1935-1936, avait replongé dans la récession dès 1937. Pour sauver leurs profits, les capitalistes étaient de plus en plus convaincus qu’il fallait en finir avec toutes les concessions économiques, sociales et politiques, qu’ils avaient été contraints de faire sous la menace de la révolution russe, au lendemain de la première guerre.

En Italie en 1922, puis en Allemagne en 1933, le grand patronat avait soutenu l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. Celle-ci était parvenue à mobiliser les couches petites-bourgeoises contre le mouvement ouvrier, dont les grèves et l’agitation politique étaient présentées comme la cause de la crise persistante.

Mais en France et en Belgique, cette poussée vers l’extrême droite avait été neutralisée par la montée sociale de 1936.

Quelques mois durant, les petits commerçants, les intellectuels, les employés de banques, les paysans mêmes, regardèrent les ouvriers comme une force capable de s’opposer à la mainmise de la finance et des spéculateurs sur l’économie, et d’apporter une solution à la crise qui soit favorable aux couches laborieuses de la population. Mais faute d’un parti révolutionnaire, le mouvement ouvrier ne put profiter de son élan.

Cependant, ni en France, ni en Belgique, la bourgeoisie ne pouvait s’appuyer sur une extrême droite puissante et populaire contre les travailleurs.

C’est dans ce contexte politique que, de la part des milieux dirigeants, tout un courant de sympathie et d’admiration se développa vis-à-vis de l’Allemagne de Hitler et de l’Italie de Mussolini.

Dès 1937 se développait dans la presse, les milieux gouvernementaux, dans les cercles de la bonne société, les clubs d’universitaires, un discours qui tendait à faire passer l’idée que la cause de la crise était l’instabilité sociale causée par les grèves des ouvriers qui désorganisaient l’économie et dissuadaient les patrons d’investir, ainsi que par les élections qui favorisaient la démagogie des partis et empêchaient des gouvernements stables. Face à cela, la solution était l’instauration d’un pouvoir fort, au-dessus des classes sociales, qui sache imposer le retour à l’ordre.

Ces idées touchaient de larges fractions de la petite bourgeoisie, effrayée par le retour de la crise mais se sentant impuissante devant les grands capitalistes, et qui aspirait à se ranger derrière un homme fort qui la protégerait.

Ces idées commençaient même à gagner les hauts cadres du Parti socialiste d’alors, le Parti Ouvrier Belge. Un exemple, parmi d’autres : le dirigeant du POB, Henri De Man, reçut un mot de Mussolini pour son livre “Au-de là du Marxisme”, lui assurant qu’il “l’avait lu avec attention et intérêt”. H. De Man le remercia en écrivant au dictateur fasciste qu’il “observait l’oeuvre de rénovation sociale entreprise par son régime avec sympathie et espoir”.

Cet état d’esprit parmi les classes dirigeantes en France comme en Belgique explique que les gouvernements et l’état-major n’aient pas fait preuve d’une grande combativité face aux armées de Hitler en 1940.

La défaite et l’occupation

Le patronat à l’offensive

La défaite fut en réalité ressentie par de larges milieux sociaux comme une libération vis-à-vis du mouvement ouvrier et d’une façon plus générale, comme le début d’un retour à l’ordre après une période de chaos social de 10 ans.

C’est que, au début de l’été 1940, la victoire de l’Allemagne paraissait complète et définitive. La France avait capitulé. Les armées britanniques avaient rembarqué en catastrophe. En Belgique, la majorité des responsables politiques et économiques croyaient que s’ouvrait une nouvelle période, où un ordre européen stable allait s’édifier sous la conduite de l’Allemagne.

Parmi tous ceux qui possédaient une influence sur la société, personne ne songeait encore à la résistance, tous se préoccupaient plutôt de parvenir à bien gérer son intégration au nouveau régime.

Du point de vue du patronat, les problèmes semblaient s’être résolus d’un seul coup de baguette magique. L’autorité militaire allemande avait interdit les partis politiques (et donc le Parti ouvrier), les syndicats, les grèves, et imposé le blocage des salaires : le « lohnstopp ».

En théorie, tous les prix étaient censés ne plus bouger, mais en pratique, l’armée allemande avait d’autres chats à fouetter que de surveiller chaque commerçant, et les prix continuaient évidement à évoluer à la hausse. Par contre, les employeurs formaient spontanément un réseau d’indics bénévoles pour dénoncer aux autorités allemandes la moindre velléité de demander une hausse des salaires.

Pour les dirigeants des capitalistes, réunis au sein du Comité Central Industriel (l’ancêtre de la FEB), « de vastes perspectives économiques » s’ouvrent devant les patrons. Gustave L. Gérard, patron de la Banque Bruxelles Lambert et président du CCI, entrevoit que « la conjoncture ouvre de nouvelles possibilités au patronat suite à l’évanouissement des syndicats politiques et l’abolition du régime des commissions paritaires ». En juillet 1940, il envoie une circulaire à tous les industriels où il préconise “de ramener le salaire minimum au niveau de 1936” en l’abaissant de 4 à 3,2 FB. En plus de cette forte diminution des salaires, le CCI recommande “la non-application des lois sociales ».

Bien sûr les patrons avaient déjà commencé à agir dans ce sens, en profitant du chômage engendré par la démobilisation des régiments. Mais les directives venant d’en haut confirmaient et généralisaient ce type de pratique, encourageant à aller encore plus loin. Dans l’industrie textile de Gand par exemple, la baisse des salaires atteignit 22%!

Sur le plan économique, les capitalistes belges cherchaient fiévreusement des marchés pour profiter pleinement de l’aubaine que représentait la nouvelle situation sociale et politique. La guerre n’était pas tout à fait finie, l’Angleterre avait l’air de vouloir encore un peu résister, et on ne pouvait pas se mettre mal avec un pareil morceau, même mal en point, en rejoignant au vu et au su de tous, le camp de l’Allemagne. Mais à qui vendre, si ce n’est à l’armée et l’industrie allemandes ?

Pour résoudre ce pénible cas de conscience, les porte-parole du capital financier belge, forts de leurs réseaux et de leurs appuis étendus de Londres à Berlin, vont proposer un cadre législatif qui permette de naviguer entre les exigences contradictoires de la guerre.

La doctrine Galopin, du nom du « gouverneur » de la Société Générale, le plus gros holding financier belge, fixe les grandes lignes de la collaboration économique avec l’Allemagne, en même temps que les indispensables bons sentiments pour la justifier : « Il faut remettre en route la machine industrielle pour éviter de trop faire souffrir les travailleurs, en acceptant toutes les commandes allemandes qui ne sont pas directement liées à l’effort de guerre ».

Des courriers moins officiels précisent néanmoins aux patrons, « qu’il faut bien sûr savoir faire preuve de souplesse et d’imagination dans l’application des directives Galopin ». En bref, les patrons sont encouragés à faire comme d’habitude, comme ils le font aujourd’hui, à contourner les règlements, à tricher sans se faire attraper.

Les travailleurs, qui sont confrontés au chômage, aux licenciements arbitraires, à la hausse des prix et au ‘Lohnstopp’, se tournent vers les cadres et militants syndicaux dont ils attendent des perspectives. Le sentiment d’un nombre croissant de salariés est que, malgré la guerre, l’occupation, il ne faut pas laisser tout passer sans réagir sinon cela encouragera les patrons à attaquer encore et encore.

Les organisations réformistes et l’ordre nouveau

Mais le sort des travailleurs est bien la dernière chose qui tracasse les responsables des appareils syndicaux. Qu’est-ce donc qui les préoccupe ? L’appareil, justement, dont ils dépendent.

Car en 1940, les syndicats étaient déjà de grosses entreprises, avec des rentrées, des dépenses, qu’il fallait équilibrer coûte que coûte. En mai 1940, les dirigeants de la CGTB, qui se sont réfugiés en France à la suite du gouvernement belge, apprennent la capitulation et tiennent conseil sur la conduite à tenir.

Deux dirigeants, Paul Finet et Jef Lens, gagnent Londres pour nouer contact avec les gouvernements britannique et belge en exil. On verra plus tard que c’est un bon calcul.

Les autres, dont Joseph Bondas, le secrétaire général, rentrent au pays de toute urgence pour « réaliser les actifs, vendre le matériel désormais inutile (comme les presses pour l’impression de la propagande), mettre le personnel en préavis et, en attendant, diminuer immédiatement les salaires par deux ». Éviter la faillite, protéger les avoirs, gérer les comptes: on voit quelles sont les priorités pour ces dirigeants.

Mais ce n’est pas tout. L’entreprise “syndicat” doit retrouver ‘une raison sociale’ comme on dit, c’est-à-dire dans ce cas-ci une fonction dans la société qui permettra d’entretenir et de faire vivre l’appareil. Du côté des patrons, on l’a vu, les appareils syndicaux n’ont plus rien à attendre, à part une couronne mortuaire. Alors il leur faut aller voir du côté de l’Etat. De cet Etat belge qui se restructure sous la direction de l’Autorité d’occupation, dirigée et contrôlée pas les nazis, ce qui évidemment n’est pas simple pour des syndicats socialistes.

C’est pourquoi, dans ces circonstances, les chefs de la bureaucratie syndicale et corporatiste se tournèrent vers Henri De Man. De Man était le dirigeant du POB, et donc à ce titre, une espèce d’arbitre et de porte-parole de toutes ces institutions, ces syndicats, ces coopératives, ces mutuelles, qui constituaient le POB jusque-là. L’occupant nazi avait interdit les partis politiques. Soit, mais il restait les organisations, les appareils et tous les permanents qui attendaient anxieusement qu’on leur explique de quoi ils allaient vivre désormais…

De Man était leur homme, car depuis la fin des années 20, il s’était fait le défenseur d’un socialisme débarrassé de la lutte de classe, et prônant un Etat fort pour réconcilier les patrons et les travailleurs. On a vu qu’il s’était taillé une petite popularité chez les fascistes, notamment Mussolini, contents de mesurer leur force par le ralliement moral d’un des chefs de leurs adversaires socialistes.

De Man était donc bien introduit dans les milieux d’extrême-droite italiens, belges et allemands. Il devint dans ces circonstances le négociateur et l’avocat de la bureaucratie ouvrière désireuse de recevoir une place, pas trop petite, dans ‘l’ordre nouveau’.

Le 28 juin 1940, De Man signe un manifeste dans lequel il explique que « le régime parlementaire historiquement dépassé, le rôle politique du POB est terminé ». Les militants socialistes sont invités « à veiller au fonctionnement des œuvres économiques et sociales ». Une majorité des responsables socialistes, non seulement ceux des syndicats mais aussi ceux du parti, vont le suivre sur ce terrain et lancer, en juillet 1940, « la nouvelle CGTB », en signe de rupture avec le passé.

Début août 1940, Isi Delvigne, responsable de la presse socialiste, répond au manifeste de De Man : « au nom des militants socialistes de Liège », Delvigne écrit « tenant compte du fait accompli, et de l’intérêt commun de tous les travailleurs belges[…], ; prenant acte de la suppression de tous les anciens partis politiques rendant caduque l’affiliation des syndicats au Parti ouvrier (nous) estimons que (notre) devoir est de maintenir sur un plan strictement économique et social les organisations ouvrières dans le cadre que le régime qui va naître leur assignera ».

Lors d’une séance de la Centrale du Bâtiment de la CGTB, des dirigeants syndicaux, dont Achille Van Acker (futur ministre en 45, et futur « résistant de la première heure »), votent une résolution d’appui à De Man :

« Remplacement des syndicats par un front unique du travail sur la base coopérative (et non plus de défense contre les patrons) », et pour l’immédiat, « limitation de l’activité syndicale à la perception des cotisations des affiliés, représentation des intérêts ouvriers dans les corps paritaires ou organisations analogues, éducation des membres dans l’esprit du nouvel ordre social. »

Les mots employés sont un peu légers pour se rendre compte de quoi il s’agit. L’esprit du nouvel ordre social, dans lequel les dirigeants de la nouvelle CGTB se proposent d’éduquer les travailleurs, c’est l’esprit du fascisme, c’est le remplacement de la lutte des classes par « une collaboration dans un esprit maison », où les travailleurs sont amenés à regarder la prospérité de leurs entreprises et de leur patrons… comme la leur propre. Peu importent la faim, le chômage, les arrestations, la torture contre ceux qui relèvent la tête.

Les dirigeants socialistes font acte de candidature pour servir le fascisme, mais ils ne sont pas seuls. Il y a aussi la CSC ! Début août 1940, Henri Pauwels, le secrétaire général de la Confédération chrétienne, entre en pourparler avec De Man et les représentants de la « nouvelle CGTB » pour mettre sur pied un cartel de toutes les organisations syndicales en vue des négociations avec l’autorité nazie. Ils « négocient » pour eux, pas pour les travailleurs… Comme d’habitude.

Évidemment, tous ces bureaucrates se regardent en chiens de faïence. Toutes les confédérations syndicales, et au sein de celles-ci, tous les syndicats qui en sont membres, toutes les centrales, toutes les régionales, tous les secrétariats, jusqu’au plus petit trésorier,… tous veulent vivre, conserver leurs places, recevoir une mission et des subsides de l’Etat. Et tous savent qu’il n’y aura pas place pour tout le monde.

Mais ils ne se doutent pas à quel point ils ont raison de broyer du noir au sujet de leur avenir professionnel. Car il y a d’autres milieux sociaux qui attendent une carrière et des places de la part fascisme : l’extrême-droite.

L’impasse de la collaboration

Les partis d’extrême-droite flamands, les ancêtres politiques du Vlaams Belang, (Verdinaso & VNV), avaient, dès la fin des années 30, développé des organisations de type fasciste, comme ‘l’Arbeitsorde’ du VNV. C’était une copie du Front du Travail nazi (Arbeits Front) visant à regrouper les travailleurs par profession, sous l’encadrement de petits chefs et de patrons, afin « d’assurer la paix dans les entreprises ».

Les oppositions entre classes sociales devaient être remplacées par le sens de l’appartenance à une communauté nationale (allemande, flamande, wallonne…) dans l’intérêt de laquelle patrons et ouvriers devaient s’entraider. Ce qui, bien sûr, revenait à mobiliser les travailleurs au service de leurs exploiteurs dans la lutte contre la concurrence des autres pays.

L’Arbeitsorde flamand comprenait un syndicat corporatiste, le Vlaamsche Nationaal Syndicaat (VNS) dont les effectifs s’élevaient à 30 000 affiliés en avril 1940. Bien loin des 500 000 de la CGTB, des 300 000 de la CSC, certes. Mais déjà un effectif suffisant pour fournir un nombre important de petits cadres, petits bureaucrates, tout prêts à servir de surveillants des ouvriers au service du fascisme et à traquer les militants.

Dès septembre 1940, les dirigeants allemands nazis de l’Arbeit Front avaient installé à Bruxelles un bureau, le Dienstelle ArbeitsFront (DAF), dirigé par le « docteur »Voss, pour surveiller la transformation des organisations syndicales en organisations de type fasciste.

Les dirigeants allemands nazis croyaient alors possible de reproduire en Europe et en Belgique ce qu’ils avaient réalisé en Allemagne: la mise sur pied d’organisations de masse qui regrouperaient de force la totalité des travailleurs sous le contrôle de gens dévoués et sûrs qui traqueraient la moindre volonté de résistance.

C’est dans cette optique que le docteur Voss présenta le 8 novembre 1940 un plan pour la transformation des syndicats belges en une nouvelle Union sous le contrôle du DAF. A la grande consternation des représentants des syndicats chrétiens, socialistes et libéraux, le docteur Voss exigeait que le petit syndicat VNS (30 000 affiliés) soit cofondateur de l’Union “sur pied d’égalité” avec la CSC (300 000 affiliés) et la CGTB (500 000). Sur pied d’égalité, cela signifiait bien sûr « à parts égales » dans la distribution des places, traitements et subsides.

Pire ! Les dirigeants socialistes se voient convoqués à des entretiens confidentiels avec les services du DAF. Au cours de ceux-ci, on leur présente des dirigeants de la VNS qui tentent de leur extorquer, sous la menace, le contrôle des comptes bancaires de leurs centrales syndicales. En fait de fusion « à parts égales » comme le présentait le docteur Voss, il s’agissait plutôt de l’association des poules avec le renard.

Mais pouvait-on s’attendre à autre chose de la part de ces militants d’extrême-droite ? C’étaient des petits-bourgeois longuement humiliés par la crise, assoiffés de revanche sociale et remplis de haine vis-à-vis de tout ce qui incarnait l’élan des opprimés vers la dignité, l’autonomie, l’émancipation.

Certes, c’était bien malgré eux que les bureaucrates syndicaux représentaient le mouvement ouvrier. Mais leur position, leur appareil, leurs comptes bancaires et tous leurs « avoirs » chéris, sont justement le résultat des liens de solidarité qui s’étaient tissés entre les travailleurs.

Découvrant, le nez dessus, cette dure vérité, les dirigeants syndicaux renoncèrent à tenter d’intégrer les organisations fascistes. Henri De Man fonda l’UTMI… et resta quasi seul.

La plupart des responsables syndicaux socialistes cessèrent officiellement toute activité. Mais en réalité, à partir de 1941, ils vont clandestinement commencer à se regrouper autour de l’ancienne direction de la CGTB, dirigée Jos Bondas. Celui-ci éditait à l’intention de ces milieux un petit journal qui circulait de la main à la main : “Combat”.

Désormais, ils misent sur une défaite de l’Allemagne et du fascisme pour retrouver une situation plus favorable à leurs appareils.

En attendant, grâce au soutien financier du gouvernement belge exilé à Londres, ces milieux vont organiser le réseau Socrate, un réseau clandestin d’aide financière et matérielle aux travailleurs réfractaires au STO. Ce moyen de « résister », sans organiser les travailleurs, via une aide recréant un lien de dépendance à l’égard de l’appareil, est en fait tout à fait comparable aux « secours » matériels de 14-18, aux allocations de chômage des années 20 et 30 : une façon de gagner une influence sur les ouvriers grâces aux subsides de l’Etat bourgeois.

Et de fait, cette CGTB revenue du fascisme, n’avait aucune activité, aucun militant, aucun tract tourné vers les entreprises, où les travailleurs étaient confrontés à de graves reculs de leurs conditions de travail et de leurs salaires.

Comme on le voit, dans ces organisations syndicales qui avaient rompu complètement avec la lutte des classes et cherchaient à s’intégrer à l’Etat comme partenaire de la gestion des contradictions sociales, la majorité des cadres responsables ont été jusqu’à proposer leurs services à une dictature ouvertement anti-ouvrière. S’ils n’ont pas été plus loin dans cette voie, c’est uniquement parce que cette dictature ne leur faisait pas confiance et leur préférait les milieux de l’extrême-droite belge.

Aggravation de la situation de la population laborieuse

En attendant, la situation économique générale de la Belgique et de toute l’Europe occupée se dégradait rapidement. La « fructueuse coopération économique avec l’Allemagne », attendue par les dirigeants du CCI en 1940, s’avérait un jeu de dupes. Les biens industriels et manufacturés partaient bien de la Belgique vers l’Allemagne, mais les contreparties commerciales prévues, matières premières, stocks agricoles, n’arrivaient pas. Les entreprises belges échangeaient… contre rien. Au lieu de la coopération économique, le pillage impérialiste. Telle était la réalité du « nouvel ordre européen sous la conduite de l’Allemagne» qui faisait rêver les élites lors de l’été 1940.

En réalité, le nazisme n’était pas une nouvelle forme d’organisation de la société et de l’économie. C’était une méthode brutale de pillage et d’asservissement au service de la conquête de nouveaux marchés, de nouveaux territoires économiques pour l’impérialisme allemand au détriment de tous les autres.

Dans cette situation, les patrons des entreprises belges exploitaient d’autant plus les travailleurs, trompaient d’autant plus l’Etat belge pour maintenir leurs bénéfices. Les profits et dividendes distribués aux actionnaires des entreprises belges restent appréciables : 2,9 milliards de FB en 1941 et 1,8 milliards en 1942. (A titre de comparaison, la masse salariale annuelle était de 10 milliards de FB.)

Mais la situation de la population est lamentable. En Wallonie, de nombreux foyers doivent vivre sans le soutien du père ou du fils, prisonnier en Allemagne, et à qui il faut envoyer des colis par la Croix Rouge. Dans tout le pays, les rations alimentaires de ceux qui mènent des activités physiques éprouvantes n’atteignent pas 1250 calories ( environ la moitié, voire le tiers de ce que l’on mange aujourd’hui).

Le Parti Communiste : d’une organisation révolutionnaire au parti stalinien

Dans cette situation où toutes leurs organisations disparaissent brutalement, voire passent à l’ennemi, alors que les patrons sont à l’offensive, ce qui permet aux travailleurs de réagir, c’est de pouvoir compter sur des militants qui ne baissent pas les bras.

Ces militants-là ne sont pas de simples militants syndicaux, ils ont avant tout une perspective politique, un point de vue de classe clair : ils savent qu’il n’y a pas de conciliation possible entre les intérêts des travailleurs et ceux des patrons, qu’il n’y a d’issue que dans le renversement de la bourgeoisie et l’instauration du socialisme par la force. Les défaites ne les démoralisent pas, du moins pas autant que les autres. Ils se sentent comme faisant partie d’un camp, et quelles que soient les circonstances, ils se sentent responsables de parvenir à regrouper leurs amis et leurs collègues de travail, en leur redonnant des idées, des perspectives et du courage pour la lutte.

Pour arrêter ces hommes et ces femmes, il faut les enfermer dans des camps ou les tuer. Heureusement, ils ont appris à militer de façon clandestine, dans le dos des patrons et des flics, et à ne chercher à atteindre leurs objectifs qu’à travers l’action collective anonyme.

Mais ce qui a construit de tels militants, ce qui leur a donné ces qualités, c’est une organisation, le Parti Communiste. Pour comprendre l’évolution de l’action des militants communistes au cours de la guerre, il faut discuter un peu de l’évolution de ces partis eux-mêmes, et de leur liaison avec le pays issu d’une révolution ouvrière victorieuse, l’Union soviétique.

Pour créer de solides organisations, voire des partis de masse (comme en France) révolutionnaires (comme en France), au beau milieu de cette Europe industrialisée, riche, où les contradictions sociales étaient bien moins explosives qu’ailleurs en temps normal, il a fallu un événement exceptionnel, hors du commun : le triomphe d’une révolution ouvrière socialiste dans un pays gigantesque.

Pour la plupart de ces militants d’Europe qui avaient décidé de sauter le pas, la révolution, et la lutte politique qu’elle impliquait, était quelque chose de complètement neuf. Ils avaient non seulement une grande estime, mais une profonde confiance politique dans les dirigeants bolcheviks, qui avaient mené à bien ce qu’eux voulaient entreprendre.

Malheureusement, l’isolement de la révolution russe sur le plan international, et les terribles reculs sociaux qui en découlèrent en Union soviétique après 1921, amenèrent au pouvoir une bureaucratie à la place des soviets de travailleurs.

La préoccupation essentielle de cette bureaucratie n’était plus la révolution, c’était le maintien de l’appareil d’Etat dont elle tirait son pouvoir et ses maigres privilèges.

Dès la fin des années 20, cette bureaucratie s’est imposée dans le Parti bolchevik comme dans l’Etat. Ses représentants étaient en mesure de détourner, au profit de leur politique, la confiance, la discipline des Partis communistes européens à l’égard du Parti bolchevik.

À travers l’Internationale communiste, les délégués russes vont parvenir à imposer des politiques aux PC européens, non plus en fonction des nécessités du développement de la lutte des classes et de la conscience des travailleurs, mais des besoins politiques, diplomatiques, économiques, militaires même, de la bureaucratie au pouvoir à Moscou.

1933 – 1939 : Une politique d’alliance avec sa propre bourgeoisie

Après avoir entraîné les communistes allemands et européens dans une politique sectaire, qui présentait les partis ouvriers socialistes comme quasi identiques aux nazis (social fascisme), les dirigeants soviétiques imposèrent un brusque changement de cap après la prise du pouvoir par Hitler en 1933. Craignant, à juste titre, une agression militaire de l’Allemagne, ils s’efforcèrent de conclure des alliances militaires avec les pays capitalistes concurrents de l’Allemagne : l’Angleterre et la France.

En 1934, l’U.R.S.S. est admise à la S.D.N. Le 2 mai 1935 est signé à Paris un pacte franco-soviétique d’assistance mutuelle.

Cette politique n’aurait pas forcément été fausse, si elle avait été développée pour gagner du temps et préparer les travailleurs à affronter tous les pays impérialistes, l’Allemagne comme les autres. Mais ce qui était une trahison monstrueuse, ce fut d’instrumentaliser les PC français, anglais (et belge)…, pour faire passer, auprès des travailleurs, cette alliance comme un front des démocraties et de l’URSS contre le fascisme. Par ce type de mobilisation de l’opinion publique des travailleurs, les dirigeants soviétiques tentaient d’amadouer les gouvernements impérialistes, surtout français, pour la conclusion d’un pacte contre l’Allemagne, en contrepartie de la paix sociale garantie par les PC.

Mais les dégâts politiques sur les travailleurs les plus combatifs d’Europe étaient bien plus dangereux, pour la révolution comme pour la sécurité de l’Union soviétique. Une politique nationaliste, chauvine, anti-allemande et non plus anti-nazie, devint l’éducation de milliers de militants communistes européens.

En France, le drapeau tricolore et la Marseillaise, à la place du drapeau rouge et de l’Internationale, devinrent les symboles des manifestions communistes pour justifier une politique d’alliance des travailleurs avec leur propre bourgeoisie. En Belgique, les méthodes et le discours du PC étaient eux aussi axés sur le patriotisme et le nationalisme.

1939-1941 : Une politique de classe au milieu de la guerre impérialiste

Cette période politique du prendre à nouveau brutalement fin lors de la signature du pacte de non-agression germano-soviétique, en 1939. Staline, constatant que ses ‘alliés’ français et anglais étaient tout prêts à laisser les mains libres à Hitler pour s’attaquer à l’URSS, les devança en quelque sorte, en poussant Hitler à reporter la guerre vers l’Ouest.

Les partis et les militants communistes d’Europe durent se débrouiller comme ils pouvaient pour justifier cette alliance de fait de l’Union soviétique avec le fascisme, contre ‘les démocraties’.

Un peu livrés à eux-mêmes, ils développèrent alors une politique résumée par le mot d’ordre « ni Londres, ni Berlin ». Les deux camps impérialistes ennemis (France – Grande Bretagne / Allemagne – Italie) étaient dénoncés comme tous deux motivés par la domination du monde et des colonies en particulier. Les travailleurs n’avaient pas à avoir d’espoir dans l’un ou l’autre camp, ni à soutenir leur propre bourgeoisie en acceptant de sacrifier leurs intérêts sociaux.

C’est donc en quelque sorte par hasard, à la suite d’une longue succession de zigzags politiques imposés par la bureaucratie soviétique, que les partis et les militants communistes étaient retombés sur une politique lutte de classe. Cette position était, pour cette raison, fragile, et elle variera de nouveau par la suite.

Mais les militants communistes n’avaient pas reçu qu’une éducation chauvine, loin de là. Ils avaient l’expérience, la culture et les qualités nécessaires pour porter cette politique de classe dans ces moments particulièrement difficiles. « Ni Londres Ni Berlin », quand le pays était occupé par l’armée allemande, ce n’était pas une perspective facile à défendre.

Et pourtant, c’est précisément cette politique qui va être à la base de leurs succès. Car elle les protégeait de toute illusion vis-à-vis de « l’ordre nouveau » comme de tout réflexe de solidarité vis-à-vis des patrons belges sous prétexte de patriotisme.

Et dans la situation sociale et politique de la Belgique occupée de 1940, c’était décisif. Nous avons vu à quelles difficultés étaient confrontés les travailleurs, et qu’ils se tournaient vers les militants pour chercher des réponses, des réactions. Mais ils ne pouvaient pas se tourner vers les responsables syndicaux traditionnels, occupés à négocier leur intégration au régime, ou au mieux complètement désorientés et passifs.

Alors, ce sont les militants communistes qui leur répondent. Très vite, malgré les interdictions des partis ouvriers et de l’activité politique, les organisations du PC parviennent à sortir des tracts et un journal clandestin, « le Drapeau Rouge ». Les travailleurs et les militants syndicaux y découvrent des mises en garde, des faits, des analyses qui confirment leurs impressions croissantes sur la situation, et l’impasse sans intérêt où s’engagent ceux qui suivent De Man et son UTMI. Les militants du PC les vaccinent contre les illusions et leur conseillent de rester dans leurs anciennes organisations, la CGTB et la CSC, et de s’efforcer d’y mener intelligemment une opposition « lutte de classe ». Mieux, certains communistes adhèrent à l’UTMI pour y faire le même travail.

Plus les mois passent, et plus les faits leur donnent raison. Ils n’ont pas perdu la tête, ils ont compris avant tout le monde. Même ceux des travailleurs socialistes qui leur étaient le plus hostiles leur prêtent de plus en plus l’oreille.

Les travailleurs relèvent la tête

La grève de 1941

Mais ce n’est pas tout. Il faut manger : que faire face à l’augmentation des prix et au « lohnstopp » ? Partout, la pénurie s’installe, il y a un rationnement sur tout ce qui est nécessaire, du pain aux vêtements.

Est-il possible de se battre ? Est-il possible de faire grève ? Les nazis, la police ne plaisantent pas. Les patrons n’ont pas de scrupules et dénoncent les meneurs à la Gestapo.

Bien des histoires circulaient entre ceux qui débattaient de ces questions. Dans une usine de construction métallique de Charleroi, deux frères, qui s’étaient proposés comme porte- parole de leurs collègues, vont informer le patron de leur demande d’augmentation des salaires pour que leurs familles ne crèvent pas de faim. Le patron proteste et reproche aux travailleurs “de manquer de patriotisme dans ces heures difficiles”. Excédé, l’un des ouvriers a un geste du menton vers le coffre-fort du bureau, et répond “et celui-là, c’est aussi un patriote?” (l’usine travaillait pour l’armée allemande). Dès le lendemain, les deux ouvriers sont embarqués par la Gestapo sous les yeux de leurs camarades.

Ces graves questions sur la possibilité des luttes sont débattues par les travailleurs durant le premier hiver de la guerre. Dans les ateliers, les communistes argumentent, montrent la force sociale du monde du travail. « Ils ne peuvent pas mettre 8 millions de personnes en prison » écrit le Drapeau Rouge. Ils ont besoin de nous, de notre travail. “Ce ne sont pas les soldats de la Wehrmacht qui feront rouler les trains ou qui descendront dans la fosse à notre place.” Et puis quelle est l’alternative ? Qu’allons-nous donner aux gosses ?’

Pour une mère, c’est un argument décisif. Les femmes communistes sont parmi elles, s’adressent aux ménagères par des toutes boîtes.

Au sortir de l’hiver, on ne peut plus attendre, le situation devient dramatique. Le 10 mai 1941, des grèves éclatent dans les charbonnages ; les usines sidérurgiques, la métallurgie suivent, le mouvement s’étend en Wallonie de Liège à Charleroi. Il y a 100 000 grévistes selon le Drapeau Rouge, 60 000 selon… l’autorité allemande, qui doit constater d’énormes pertes dans la production d’acier, de fonte, etc. Celle-ci fait alors pression sur les patrons pour qu’ils consentent une augmentation des salaires de 10 %.

Les tracts communistes et le Drapeau Rouge font circuler la nouvelle, en Flandre, à Bruxelles : « C’est possible ! ». Fin mai, Bruxelles est le théâtre de manifestations pour le pain. 3000 femmes et enfants parcourent la rue Haute et les quartiers populaires alentours, encourageant les travailleurs à la lutte. 1 000 postiers de la poste centrale arrêtent le travail et exigent une augmentation.

Le 26, les usines TMT (métallurgie) à Forest sont en grève pour obtenir, après une semaine de grève, 8% d’augmentation et des allocations familiales majorées de 30%.

Durant tout l’été, les mouvements revendicatifs se propagent de villes en villes, d’usines en usines. La presse, censurée par l’occupant, tait ces nouvelles. Mais les travailleurs découvrent des tracts communistes clandestins qui font le point sur les luttes, fixent les objectifs. « pour une avance de 3 mois sur les salaires ! Pour une prime de 500fr ! Pour se constituer une réserve alimentaire ! » En quelques mots, les informations essentielles : qui a fait grève ? qu’est-ce qu’ils ont obtenu ? les simples détails sont des incitations à passer aux actes à son tour.

« Bravo ! Camarades ! Courage ! Ne vous laissez pas influencer par les menaces et les fouilles de l’occupant ! » «Tous ensemble » !

Les travailleurs comprennent : ceux qui ne se battent pas n’auront rien (de fait, les affiliés de l’UTMI, qui ne font pas grève, sont souvent les seuls à ne pas être augmentés).

Tous ceux qui se demandent comment faire se tournent vers les communistes… ou le deviennent. A la suite des mouvements revendicatifs, des actions de grèves, les militants du PC s’efforcent de regrouper, clandestinement, tous ceux qui sont pour la lutte. Ils forment des Comités de Lutte Syndicale, qui essaiment avec une rapidité surprenante. En mars 1942, Bruxelles compte 69 entreprises avec un CLS, le 1er mai de la même année, ils sont déjà 91.

A Bruxelles toujours, six feuilles clandestines paraissent régulièrement, malgré les risques et les difficultés. « Le Tram – De Tram », bulletin des wattmans, fait le point sur les collectes au profit des camardes emprisonnés à la suite des actions de grève. On ne laissera pas tomber leurs familles. « Le Marteau – De Hamer » est diffusé dans 15 entreprises de la métallurgie, dont Renault Vilvoorde.

Une nouvelle génération de militants

Dans ces luttes difficiles, aussi risquées que nécessaires, de solides amitiés se nouent, des gens se révèlent. Une nouvelle génération d’ouvriers, souvent très jeunes, se lancent dans le militantisme et le développement de leurs organisations. Le dirigeant des CLS de Bruxelles est un postier de 20 ans, François de Decker.

L’action des militants du PC cesse de ne concerner que quelques milliers de militants, elle organise l’activité de dizaines de milliers de travailleurs et change leur conscience politique.

Car ces luttes n’amènent pas que du pain sur la table. Dans son livre “Né Juif”, Marcel Liebman, un écrivain et historien belge, raconte pourquoi il est devenu communiste. Il était jeune enfant lorsque, en 1942, ont commencé les rafles et les déportations de juifs. Alors, dans les quartiers ouvriers, des portes s’ouvrent pour cacher les familles en fuite.

Ceux qui prennent le risque de cacher des juifs sont la plupart du temps des militants, communistes, socialistes, syndicalistes. Mais ils peuvent courir ce risque parce qu’ils savent que leurs voisins ne les dénonceront pas. Car

parmi ces travailleurs, ces hommes et ces femmes qui ont osé eux- mêmes affronter ensemble la répression pour arracher de quoi vivre, personne ne caftera contre d’autres travailleurs, pas même contre les travailleurs immigrés. Et pourtant, le racisme existait à l’époque comme aujourd’hui ! C’est cette garantie, cette solidarité de classe, qui permet aux militants ouvriers de courir le risque de cacher les juifs.

Ce simple fait, à l’époque où les pires infamies se déroulaient ailleurs sans protestation, est révélateur de la possibilité, pour un parti révolutionnaire, de ramener, à travers l’organisation et les luttes collectives, une majorité de travailleurs vers des perspectives humaines, progressistes.

Une base favorable à des luttes politiques

C’est à travers ces événements que se fédèrent les CLS en organisations syndicales profondément différentes des anciens syndicats socialistes. A la place de la CGTB, avec ses bureaux syndicaux extérieurs aux usines, où des employés classent les archives des commissions paritaires et vérifient les relevés de comptes en banque, le fonctionnement de ces nouveaux syndicats gravite autour de noyaux de militants d’entreprises et de la vie collective qu’ils parviennent à animer.

Ces succès auraient pu être la base du développement d’une conscience de classe parmi les travailleurs allant bien plus loin que la simple solidarité face aux problèmes immédiats posés par la guerre et l’occupation militaire. Les travailleurs les plus jeunes, les plus capables, découvraient les possibilités politiques et la force de leur classe sociale. Ce que les dirigeants gouvernementaux, les généraux belges, n’avaient pas su faire face aux armées de Hitler, s’organiser, s’opposer, se défendre, leurs camarades de travail le faisaient.

Le courage, les qualités individuelles, le sens des responsabilités des simples travailleurs, pouvaient-ils être comparés à ceux des dirigeants politiques et syndicaux, qui pourtant se prétendaient indispensables ? Et les dividendes scandaleux distribués aux actionnaires pendant qu’on faisait la queue devant les boucheries, ne devraient-ils pas être confisqués ?

Bref, les sujets ne manquaient pas pour amener des centaines, des milliers d’ouvriers intelligents et courageux à se poser des questions politiques bien plus larges, sur qui devait et pouvait diriger et contrôler la société. Et les circonstances ne manquaient pas pour amener ces ouvriers à accumuler une vaste expérience sur la façon d’amener des dizaines de milliers de travailleurs à poser pratiquement ces problèmes à travers des luttes.

Malheureusement, c’est précisément alors que cette politique de classe obtenait ses plus grands succès, au moment où elle pouvait déboucher sur de véritables perspectives politiques, que le PC allait lui tourner le dos.

1942 – 1944 : le Front… avec sa bourgeoisie

Comme d’habitude, ce fut un changement dans les besoins politiques de la bureaucratie soviétique qui fut à l’origine du profond revirement des axes politiques des PC européens. Le 22 juin 1941, les armées nazies pénétraient en Union soviétique. A nouveaux, les dirigeants soviétiques éprouvaient le besoin d’obtenir l’appui des impérialismes concurrents de l’Allemagne, cette fois, celui de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.

Les dirigeants anglais et américains, qui n’avaient pas la partie facile contre l’Allemagne et le Japon, étaient prêts à fournir aux Soviétiques des avions et des canons, mais que pouvaient proposer les responsables soviétiques en échange ? Il y avait surtout deux choses qui intéressaient les dirigeants impérialistes : le maintien d’un front militaire à l’Est pour y bloquer toute une partie des armées allemandes et aussi le contrôle sur les événements politiques qui étaient en train de se dérouler en Europe, comme ceux que nous venons de discuter.

Ces dirigeants anglais et américains n’avaient pas oublié la montée révolutionnaire qui s’était produite à la fin de la guerre précédente. Et ils voyaient que les armées allemandes, qui étaient devenues, au cours de la guerre, les forces de maintien de l’ordre capitaliste sur le continent, allaient entraîner dans leur défaite tout le reste des appareils de répression des pays occupés, complètement discrédités par leur collaboration avec un régime odieux aux populations.

Alors, ce que les dirigeants soviétiques avaient à leur offrir, c’était la chair d’une vingtaine de millions de travailleurs de l’URSS qui luttèrent avec des armes souvent inégales contre l’avance allemande. Ce qu’ils avaient à offrir aussi, c’était le contrôle sur les éléments les plus radicaux et les plus actifs dans la contestation de l’ordre capitaliste : les partis communistes.

Les partis communistes, sous la pression et l’encadrement des envoyés soviétiques, vont abandonner leur politique de classe pour développer une politique nationaliste. On explique aux résistants communistes qu’il faut créer un « deuxième front » pour soulager la pression du front de l’Est sur l’Armée rouge.

À partir de 1942, les meilleurs éléments communistes, les plus courageux, les plus capables, les plus décidés, sont de plus en plus rapidement et massivement retirés du travail centré sur les usines pour intégrer la résistance armée. Ils s’y consacrent quasi-exclusivement, au sein de petites cellules coupées de la population, à la préparation pratique de sabotages, d’attentats, d’assassinats de collaborateurs ou de soldats allemands. En Belgique, dès 1943, la résistance armée organisée par le PC se compose de plusieurs Corps regroupant des centaines de PA, partisans armés.

L’activité des CLS, et de toutes les organisations regroupant les travailleurs, comme « les secours rouges », ne sont pas abandonnés, mais leurs activités, leur fonctionnement sont limités étroitement par le nouveau rôle que leur assigne le PC. Pour le PC désormais, « la lutte sociale n’est qu’un aspect de la lutte nationale », ce qui signifie qu’« il faut lier l’action sociale à l’action patriotique ». Ces organisations deviennent les relais, parmi les masses, d’une lutte nationaliste tournée exclusivement contre l’occupant, et non plus de défense des travailleurs contre les patrons.

Toutes les organisations animées par le PC sont regroupées au sein d’un « Front de l’Indépendance », ouvert à tous ceux qui veulent s’opposer à l’occupation. Il est facile, pour un jeune résistant communiste, de croire à cette perspective « de Front » avec les anti-fascistes, car il est rejoint par de jeunes bourgeois, des jeunes catholiques, aussi courageux et révoltés que lui. Mais leur révolte à eux n’est pas tournée contre la hiérarchie sociale, seulement contre sa politique de collaboration et de déportation. Ces jeunes suivent les plus décidés, les communistes.

Mais au lieu de les entraîner sur le terrain de la défense des intérêts politiques de la seule classe qui peut s’opposer à tout ce que les jeunes résistants trouvent intolérable, les choix du PC entraînent au contraire les jeunes communistes sur le terrain nationaliste, d’alliance entre les classes.

En réalité, le « Front de l’Indépendance » n’était pas « un deuxième front ouvert par la résistance », mais la disparition d’un front de classe en Europe en échange de l’alliance avec l’impérialisme.

Avec ces revirements stratégiques de la part du PC, les activités des CLS se cantonnent à des activités purement syndicales, qui n’entraînent plus une politisation et une implication des travailleurs dans d’autres questions que celles des problèmes des salaires et du ravitaillement. Les militants et les cadres, y compris communistes, des CLS, n’accumulent plus une expérience politique, ils deviennent des militants syndicaux, dont le fonctionnement routinier du syndicat devient le seul horizon. Par la suite, cela les détachera de l’engagement politique et facilitera leur récupération par les dirigeants réformistes.

Un autre aspect des problèmes du développement de la lutte armée, c’est l’accroissement de la répression qui frappe les militants et éclaircit rapidement leurs rangs. Dès 1942, malgré leurs précautions et leur discipline, les résistants communistes sont arrêtés par dizaines, puis par centaines. Ils sont systématiquement torturés, puis fusillés ou déportés dans des camps, à Breendonk, en Belgique, ou en Allemagne (Dachau…).

Bien sûr, personne ne leur fera reproche d’avoir pris des risques, de s’exposer… et d’être arrêtés ! Non, le problème c’est que la lutte armée ne peut être entreprise que par des hommes ou des femmes qui sont libres de toute attache, de toute responsabilité familiale. Ce qui, bien entendu, n’est pas le cas de la majorité des travailleurs, qui doivent rester à l’usine pour nourrir leurs enfants. On a vu que ces pères et mères de famille n’ont pas manqué de courage lors des grèves de 41, qu’un certain nombre d’entre eux ont sauté le pas de l’action organisée, parce que les communistes les organisaient là où ils étaient obligés de venir gagner leur vie.

C’est pourquoi les arrestations de grévistes ou de meneurs n’ont pas affaibli les CLS qui ont pu trouver dans le vivier de l’entreprise des volontaires pour combler les vides. Ce n’est plus le cas des cellules de lutte armée. Le nombre de jeunes et courageux et socialement libres, n’est pas extensible à l’infini. En 1946, le PC pourra faire campagne sur le simple slogan : « le parti des fusillés », ce qui leur rapportera certes des centaines de milliers de voix. Mais les organisations réformistes disposeront, elles, de milliers de cadres formés et actifs dans les entreprises, ce qui était de loin le plus important.

Les Renardistes

Car, par une cruelle ironie, pendant que l’élite des militants communistes prenait le chemin des camps en Allemagne, les dirigeants syndicalistes réformistes les plus capables, dont André Renard, rentraient de captivité (prisonniers de guerre libérés).

Ces syndicalistes-là ne sont pas impliqués dans la politique de collaboration et de capitulation des dirigeants restés au pays. Leur expérience, leur formation de dirigeants syndicaux réformistes, ce sont les années 30 et l’impuissance des méthodes de lutte bureaucratiques contre les militants communistes implantés en entreprises.

Ils vont alors entreprendre, avec des méthodes, un ton, un radicalisme apparent très éloignés des anciennes pratiques réformistes, de concurrencer les militants communistes qui ont lancé les nouvelles organisations syndicales.

Cette entreprise va être miraculeusement facilitée par l’abandon, par les meilleures forces communistes, du terrain des entreprises et de la conscientisation des travailleurs à travers leur participation à des luttes collectives.

C’est ce que nous verrons la prochaine fois.