La violence de l’impérialisme au Maroc

Exposé de Lutte Ouvrière Belgique fait à Bruxelles le 10 juin 2022

Si nous abordons aujourd’hui le cas du Maroc c’est parce que, lorsqu’on vit en Belgique (et à Bruxelles en particulier), bon nombre de personnes autour de nous, nos collègues ou nos amis, sont bien souvent originaires de ce pays. Ainsi, un Bruxellois sur cinq est d’origine marocaine. Connaître l’histoire du Maroc, c’est donc connaître les racines d’une fraction de la classe ouvrière belge, de nos collègues et camarades de travail.

L’histoire que nous allons aborder ce soir est une illustration frappante de la violence de la domination impérialiste. Elle est aussi caractéristique des impasses dans lesquelles le mouvement nationaliste et les partis stalinisés ont mené la classe ouvrière.

Féodalité et colonisation

Le Maroc a toujours été un carrefour stratégique pour le commerce, car c’est sur son territoire que s’opérait la jonction entre les caravaniers revenant du lointain royaume du Mali et les commerçants méditerranéens.

Cette position prend une importance nouvelle au moment de l’expansion européenne, qui commence au XVe siècle, c’est-à-dire dans les années 1400 à 1500. Le Portugal est le premier pays à installer ses comptoirs commerciaux au Maroc en 1415 pour chercher un nouvel accès à l’or africain. Le Maroc est alors  au centre des conflits et des convoitises européennes, du fait de son rôle d’avant-poste stratégique pour le commerce et la colonisation vers l’Afrique et l’Asie.

Avant la colonisation, la fonction de chef de l’État est exercée par le sultan, qui règne sans pour autant être tout-puissant. Ce dernier est en effet à la tête d’un régime de type féodal où d’importantes zones restent hors de son contrôle et dépendent de caïds qui prélèvent l’impôt en son nom et ne se privent pas d’en prendre une bonne partie dans leur poche. Ce système aggrave l’exploitation des populations qui doivent financer chaque intermédiaire. Il favorise aussi les tensions entre le sultan et les caïds, qui peuvent facilement dégénérer en conflits militaires. Les Européens s’appuieront sur ces divisions pour affaiblir le sultan et étendre leur propre domination.

Si le Maroc n’a pas été officiellement colonisé avant 1912, l’année du mal-nommé « protectorat » français et espagnol, cela n’a pas empêché les États européens de trouver diverses manières de le piller, utilisant régulièrement la force militaire. Dès 1844, le Maroc subit une défaite contre la France lors d’une bataille contre la colonisation française de l’Algérie, qui avait commencé depuis 1830. Dans les années qui suivent, les États européens vont profiter de cette défaite militaire pour imposer au Maroc des traités commerciaux abusifs, notamment des droits de douane de 10%, ou des lois interdisant les monopoles du sultan.

Le Maroc est alors à l’intersection de différentes influences européennes, chacune cherchant à exploiter un peu plus le pays et sa population. Les abus des Européens installés au Maroc, qui d’un côté ne paient pas d’impôts et de l’autre contraignent l’ouverture du marché marocain aux produits européens (ce qui tue l’embryon d’industrie locale) provoquent des explosions de colère dans la population. Sous prétexte d’une de ces révoltes, l’Espagne envahit le Maroc en 1860 et lui impose des indemnités de guerre équivalentes à 6 années d’exportation, évidemment impayables, qui n’ont pour but que d’augmenter l’exploitation du peuple marocain.

En 1879, alors que les récoltes sont très mauvaises et que la faim s’installe, les emprunts importants empêchent le Maroc d’acheter du blé à l’étranger, ce qui provoque une grave famine accompagnée d’une épidémie de choléra. Cette situation dramatique entraine de nombreuses rébellions contre le sultan, considéré comme responsable de la situation. C’est le début d’un cercle vicieux provoqué par l’impérialisme : les dettes et indemnités imposent des nouvelles levées d’impôts par le sultan qui, une fois exigées par les caïds, entrainent des révoltes. Ces révoltes soulèvent les caïds contre le sultan, qui exigent à leur tour de créer de nouveaux emprunts pour financer leur armée afin de pouvoir écraser les révoltes.

Le sultan devient en quelques décennies un simple otage des Européens, forcé de moderniser son armée, passant son temps à écraser les révoltes des tribus du Maroc pour les obliger à payer l’impôt dont les revenus partent en Europe. La population subit violemment cette situation, enchaînant les famines, les révoltes et les répressions.

La pression européenne ne cessera plus de s’accentuer, les différents États se disputant le contrôle du Maroc, de la même manière qu’ils se partagent le reste du monde. Ainsi, en 1904, l’Angleterre laisse « sa » partie du Maroc à la France qui, en échange, lui laisse les mains libres en Égypte. Quelques années plus tard, l’Allemagne, qui lorgnait sur le Maroc, accepte d’y renoncer en échange d’une partie du Congo. Ces transactions se font sans le moindre égard pour les populations locales qui voient simplement changer la langue de leurs bourreaux.

Lénine, en 1917, donne une explication à cette expansion cynique et violente que mènent les États européens. « Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c’est la domination des groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs. Ces monopoles sont surtout solides lorsqu’ils accaparent dans leurs seules mains toutes les sources de matières brutes, et nous avons vu avec quelle ardeur les groupements capitalistes internationaux tendent leurs efforts pour arracher à l’adversaire toute possibilité de concurrence, pour accaparer, par exemple, les gisements de fer ou de pétrole, etc. Seule la possession des colonies donne au monopole de complètes garanties de succès contre tous les aléas de la lutte avec ses rivaux […].  Plus le capitalisme est développé, plus le manque de matières premières se fait sentir, plus la concurrence et la recherche des sources de matières premières dans le monde entier sont acharnées, et plus est brutale la lutte pour la possession des colonies. »

La colonisation est une conséquence inévitable du développement du capitalisme. Et ce sont ces mêmes luttes toujours plus grandes pour le contrôle des ressources et des territoires qui ont provoqué les guerres mondiales et la majorité des autres guerres qui ont eu lieu depuis, y compris la guerre en Ukraine aujourd’hui.

Face à cette violence et ces guerres, les travailleurs européens et ceux des colonies avaient, et ont encore aujourd’hui, les mêmes ennemis. C’est la même classe capitaliste qui organise l’exploitation des travailleurs partout dans le monde. Et il n’y a qu’en s’unissant au-delà des frontières que les travailleurs peuvent espérer renverser la classe capitaliste qui les opprime.

Cette conscience, le mouvement ouvrier l’a longtemps eue, et cela s’est manifesté par des exemples très concrets. En 1909, lorsque l’Espagne prévoit une nouvelle guerre pour écraser les Marocains à Melilla, toute la ville de Barcelone entre en grève contre la mobilisation. Car cette guerre, comme toutes les guerres impérialistes, ce ne sont pas les enfants des bourgeois qui la mènent mais bien les enfants des classes populaires, qui n’ont souvent pas le choix. La grève immobilise Barcelone pendant une semaine et se termine par un bain de sang, l’État espagnol s’appuyant sur les paysans pour écraser les ouvriers de Barcelone. Une centaine de manifestants sont tués.

En 1904 le sultan est acculé, les caisses de l’État sont vides et il est fortement endetté. Il a donc besoin d’un prêt important et rapide. Les Français mobilisent alors l’argent de la Banque de Paris et des Pays-Bas, ancêtre de la BNP Paribas, pour financer un prêt aberrant, représentatif du rapport de force existant entre la France et le Maroc. Sur les 62 millions empruntés, 12 millions servent directement à payer les frais d’émission du prêt. Des 50 millions restants, 37 millions seront alloués au remboursement des prêts précédents. Il n’y a donc qu’une dizaine de millions qui peuvent être utilisés, pendant que la banque fait un bénéfice de 13 millions. Le vrai objectif de cet emprunt est surtout de pousser à en demander un autre, et d’augmenter l’influence de la France sur le Maroc.

En 1910, un dernier emprunt impayable provoque un soulèvement généralisé de la population marocaine, auquel la France répond par une répression militaire extrêmement violente. C’est ce que le monde politique français appellera la « pacification » du Maroc : les colonnes françaises parcourent le pays, bombardent les villes, incendient les douars, n’épargnant ni les femmes ni les enfants. Comme quoi, ils n’ont rien à envier à Poutine qui, lui, utilise le terme d’« opération spéciale » pour désigner sa sale guerre en Ukraine.

Une fois les populations écrasées, les Marocains sont chassés des meilleures terres et les colons européens s’y installent. Les Marocains expulsés deviennent donc des prolétaires, s’entassent dans des bidonvilles et se retrouvent obligés de vendre leur force de travail pour une bouchée de pain. À partir de 1912, le protectorat est imposé au Maroc et c’est la France qui va gérer elle-même les prélèvements d’impôts et la sécurité. En d’autres termes, elle décide d’organiser elle-même le racket de la population. L’Espagne organise pour sa part le même type de régime dans le nord du pays, le Rif, et contrôle également le Sud, le Rio del Oro, dans le Sahara occidental.

L’instauration du protectorat ne se fait pas sans heurts. La France, qui ramène ses officiers, compte utiliser les Marocains comme chair à canon. Cependant, dès 1912, les soldats marocains se mutinent et massacrent leurs officiers ainsi que des dizaines de Français dans la ville de Fès. La population se soulève dans tout le pays et la France devra utiliser la force militaire pour mettre la population au pas.

À partir du moment où ils ont la mainmise sur le Maroc par l’entremise du protectorat, les capitalistes français vont y investir et exploiter les richesses du pays, notamment les mines de phosphate, les chemins de fer, etc. De la main gauche, ils vont prêter de l’argent au Maroc pour construire les infrastructures nécessaires à leurs entreprises comme les routes, le chemin de fer ou l’électricité, faisant payer par les Marocains eux-mêmes leur propre exploitation, et de la main droite ils récupèrent l’argent prêté en construisant eux-mêmes les infrastructures. Un quart de la dette repart ainsi dans les poches des capitalistes français de la construction, comme l’illustre l’entreprise Énergie Électrique du Maroc, entièrement détenue par la banque Paribas, ancêtre de BNP Paribas, et qui rapporte en moyenne 40% de profits, notamment en électrifiant une partie du pays après la Seconde Guerre mondiale. Ce mécanisme continue après l’indépendance avec la construction des grands barrages et des engrais phosphatés par Hassan II.

Colonisation et premières résistances

Comme dans les autres colonies, les investissements rapportent des profits faramineux. La surexploitation des travailleurs marocains permet une rentabilité moyenne de 150% pour le principal investisseur du pays, la banque Paribas, avec des pics à 600%. Bien entendu, ni les investissements ni les profits ne bénéficient à la population qui, au contraire, subit de plein fouet les conditions de travail violentes, quand elle a du travail.

Deux ans après le début du protectorat, la Première Guerre mondiale éclate. La France met immédiatement le Maroc à contribution et envoie 50.000 soldats sur le front par des recrutements forcés et des promesses de primes. Évidemment, ces recrutements se font surtout parmi les plus pauvres et 12.000 Marocains sont tués pendant la Première Guerre mondiale.

À l’issue de la guerre, la situation marocaine est particulièrement catastrophique. Toutefois, dans la foulée de la révolution russe de 1917, les idées révolutionnaires ont le vent en poupe et des mouvements de protestation s’organisent partout dans le monde. Dans le Rif, la région montagneuse du Maroc qui a été attribuée à l’Espagne et où il n’y a pas de classe ouvrière, c’est un notable, Abdelkrim el-Khattabi, qui va rassembler les tribus berbères et mener une guerre de résistance contre les armées espagnoles, durant laquelle il va enchaîner les victoires.

Abdelkrim est un juriste qui a étudié en Espagne et est dans un premier temps partisan de la colonisation. Cependant, en découvrant la violence de celle-ci et son objectif qui est loin d’être humanitaire, il devient rapidement son principal opposant et gagne des batailles importantes malgré son infériorité numérique et matérielle. Fort de ses succès, il fonde la République du Rif, organisant les Rifains en conseils démocratiques. Il sera salué partout dans le monde par le mouvement communiste qui y voit un courageux exemple de lutte contre l’impérialisme.

La France, effrayée de ce que cette guerre peut entraîner comme résistances ailleurs dans ses colonies, ne tarde pas à participer elle aussi à la répression. Pour défendre son impérialisme, elle n’hésite pas à utiliser les grands moyens : 160.000 soldats sont dépêchés sur place, équipés de tanks, d’avions, d’artillerie lourde, etc. Les armées européennes, espagnole, française, utilisent massivement du gaz toxique dans des régions très peuplées. Encore aujourd’hui les effets se font ressentir avec un haut taux de cancers dans le Rif.

Mais le Parti communiste en France, qui est encore internationaliste, appelle les travailleurs français à refuser cette guerre. Voilà le contenu d’une brochure de l’époque destinée aux travailleurs français : « Quel est ton ennemi ? C’est le patronat, l’État français, l’impérialisme français, dernière forme du capitalisme. Quel est l’ennemi du Rifain ? Le même. Donc les travailleurs français doivent soutenir les Rifains et considérer les peuples coloniaux comme des frères de misère puisque, comme eux, ils luttent contre le même ennemi et que tout coup qu’ils porteront aux banquiers, aux industriels, aux gros propriétaires et à leurs valets les ministres, affaiblira les maîtres des travailleurs de ce pays ». Le Parti communiste affirmait alors le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et donc à se séparer de l’État oppresseur, ainsi que la nécessité pour l’armée française de fraterniser avec les soldats rifains et la nécessité pour les ouvriers et paysans à soutenir cette fraternisation, moyen le plus rapide pour hâter la fin de la guerre.

En  1925, les communistes organisent une grève de 24h. 900.000 ouvriers français y participent, chantant des chansons comme « On crève de faim, de soif et de misère/ Pourquoi chez les Rifains/ Qui sont chez eux, aller porter la guerre/ Assez de ces luttes sans fin/ Les prolétaires là-bas n’y ont que faire/ Fraternisant ils laisseront enfin/ Le Maroc aux Marocains. »

Abdelkrim, face à la violence des armées européennes, leur supériorité numérique et militaire, finit par se rendre pour arrêter les massacres. Il est alors condamné à l’exil mais garde un immense prestige auprès de tous les peuples colonisés.

Le développement de la classe ouvrière au Maroc

Au Maroc, les premières organisations de travailleurs regroupent d’abord les fonctionnaires français, qui amènent avec eux leurs traditions syndicales. La classe ouvrière est alors très peu nombreuse au Maroc et les petits fonctionnaires français sont empreints de l’esprit colonial, souvent raciste. Une classe ouvrière marocaine se développe cependant avec l’exploitation des richesses par les capitalistes français.

Deux facteurs vont ouvrir le mouvement syndical aux Marocains. D’abord, les idées communistes et internationalistes se répandent. Avec la révolution de 1917, des militants s’approprient partout ces idées qui rassemblent les travailleurs opprimés du monde entier. La Première Guerre mondiale est également un grand facteur de circulation des idées, les soldats marocains ayant eu l’occasion de rencontrer les idées communistes en Europe. Les cheminots du Maroc en particulier sont touchés, et ils défilent en 1926 pendant une grève à Casablanca, drapeau rouge en tête et en chantant l’Internationale, tout cela malgré l’état de guerre dans lequel se trouve le pays. Mais un autre facteur finit par convaincre même les travailleurs les plus racistes de se mettre sur le même pied que les travailleurs marocains : la nécessité de défendre les intérêts des travailleurs face au patronat de plus en plus agressif, qui va obliger toutes les organisations syndicales à s’ouvrir aux Marocains pour se renforcer.

Dès 1919, le patronat et les autorités coloniales sentent le danger de cette alliance entre travailleurs français et marocains et tentent de les diviser, notamment en maintenant les corporations traditionnelles du Maroc. Face au mouvement ouvrier et aux grèves de plus en plus nombreuses, leur attitude est donc de céder seulement aux revendications des travailleurs français et d’autoriser leurs syndicats à condition qu’ils n’y acceptent pas de Marocains. Ils connaissent l’expérience tunisienne, où un syndicat indigène très combatif a pu se développer très rapidement, avant d’être réprimé violemment. Ils veulent éviter une expérience similaire. Le protectorat met en place une répression féroce contre les syndicats, qui ne sont officiellement autorisés qu’en 1957, après l’indépendance. Les colons sont bien conscients qu’ils sont assis sur un bâton de dynamite sociale qui peut exploser à tout moment.

On le voit, le patronat a ses organisations internationales et utilise les expériences des différents pays pour mieux asseoir son pouvoir. Les ouvriers ont rapidement compris la nécessité d’avoir, eux aussi, des organisations internationales qui permettent d’apprendre des différentes expériences de lutte pour éviter de répéter les mêmes erreurs et ne pas laisser les patrons avec un coup d’avance. C’est ainsi que les organisations communistes, partis et syndicats, seront les seules à militer auprès des Marocains, Algériens, Tunisiens, Indochinois, etc. Ils transmettent les idées de la lutte des classes, là où le Parti socialiste français lui n’en condamne que les excès, considérant que les peuples colonisés ne peuvent pas se diriger eux-mêmes sans être « aidés » par la France…

Le Parti communiste continue à dénoncer la politique coloniale en France, par exemple en organisant un contre-salon des colonies en 1932. Pendant que les bourgeois vantent leurs colonies en y montrant leur prétendue œuvre civilisatrice et en exhibant d’ignobles zoo humains, du côté communiste on organise une exposition qui dénonce au contraire les crimes coloniaux et montre les œuvres artistiques des peuples soi-disant barbares. Mais progressivement le Parti communiste va suivre, sous l’influence de l’Internationale communiste stalinisée et surtout de l’URSS, une politique de plus en plus réactionnaire et nationaliste. En effet, à cette époque, en URSS, la couche sociale des bureaucrates, menée par Staline, élimine progressivement tous les révolutionnaires internationalistes ayant mené la révolution russe comme par exemple Trotsky qui est expulsé d’URSS avant d’être assassiné. Le mouvement communiste prend alors de plus en plus le parti des pays impérialistes tout en continuant à se prétendre communiste.

Pendant ce temps au Maroc, du fait du développement rapide de l’industrie, les patrons se retrouvent rapidement en pénurie de main-d’œuvre. Les paysans qui sont contraints d’aller en ville pour obtenir un complément de revenu travaillent alors juste assez pour avoir de quoi nourrir leur famille et puis retournent dans leur village. Les conditions de travail sont si mauvaises, les logements tellement médiocres et chers et les risques de paludisme si importants que personne ne veut s’installer en ville plus longtemps que nécessaire. Face à l’augmentation des salaires que cela provoque, les patrons se réunissent et s’organisent pour contrer la tendance. Tout comme en Europe au XIXe siècle, le racisme en plus, ils accusent les paysans qui viennent d’arriver en ville d’être des fainéants qui veulent travailler le moins possible et affirment qu’augmenter leurs salaires ne sert à rien puisqu’ils ne sont pas assez civilisés pour savoir comment le dépenser. Ils obtiennent du protectorat qu’il mette en place une interdiction de se déplacer, obligeant les travailleurs à rester dans les alentours de leur lieu de travail. Voilà la solution capitaliste au manque de travailleurs, bien moins coûteuse pour eux que d’augmenter les salaires ou d’améliorer les logements.

La crise de 1929 provoque au Maroc d’énormes augmentations de prix, une baisse importante de l’activité économique et une augmentation du chômage. La population, déjà extrêmement pauvre, s’appauvrit encore, condamnée qu’elle est à travailler quelques jours par mois pour survivre, vivant dans des taudis, en haillons, sous-alimentée.

L’année 1930 est aussi celle de la naissance du mouvement nationaliste. La population s’est mobilisée contre le Dahir berbère, un texte de loi émis par le protectorat français et qui cherche à diviser Berbères et Arabes, en autorisant le droit coutumier dans les régions berbères plutôt que le droit islamique. Cela va créer une réaction nationaliste importante, les musulmans ne voulant pas perdre leur influence sur ces régions et cherchant à utiliser l’Islam pour rassembler le pays. Ces mobilisations populaires, en réalité des réactions de colère contre l’occupant, ont été boycottées par les organisations syndicales et partisanes, malgré le fait qu’elles mobilisaient les couches les plus pauvres de la population.

Les vagues de grèves et la politique des Fronts Populaires français et espagnols

Mais le mouvement nationaliste reste encore minoritaire, limité à quelques individus, des intellectuels issus des grandes familles de la bourgeoisie. La plus grande partie de la contestation anti-coloniale est concentrée dans les syndicats et dans la classe ouvrière, qui devient de plus en plus nombreuse et combative. En 1934 et 35, des grèves importantes se développent, notamment parmi les cheminots et dans les mines de phosphates. Ces grèves vont associer les travailleurs européens aux travailleurs marocains. Les plus grandes grèves se feront en juin et juillet 1936, en résonance avec les grèves en France et en Espagne, durant lesquelles le mouvement s’étend dans toutes les villes industrielles.

Les élections françaises de 1936 voient arriver au pouvoir, dans un contexte de luttes sociales, le gouvernement socialiste du Front Populaire. Les Marocains regardent avec beaucoup d’espoir ce gouvernement, espérant la fin du protectorat. Mais la déception est grande lorsque le Front Populaire nomme à la tête du Maroc le général Noguès, qui a mené la violente répression pendant la guerre du Rif. Cette trahison des partis socialiste et communiste-stalinien poussera de nombreux Marocains à se tourner vers le nationalisme pour enfin obtenir l’indépendance.

Au Maroc espagnol, la désillusion entraîne des conséquences plus graves encore. La jeune République espagnole de 1931, que les ouvriers marocains avaient soutenue avec enthousiasme, les avait remerciés par une fusillade : il n’était pas question d’accorder l’indépendance. Par conséquence, en 1936, lorsque le gouvernement du « Frente Popular » arrive au pouvoir en Espagne, Franco pourra sans crainte aller chercher des troupes dans le Rif marocain pour écraser les ouvriers espagnols : le gouvernement du Frente Popular refusera toujours de proposer l’indépendance du Maroc en échange de son opposition à Franco. Et quand des nationalistes marocains de la zone française vont proposer leur aide au Front Populaire espagnol pour couper la base de Franco, le gouvernement républicain espagnol (avec le Parti socialiste) refusera à nouveau de promettre l’autonomie aux Marocains. Il était trop soucieux de prouver son respect de la bourgeoisie espagnole et de ses intérêts dans les colonies. Cette décision eût sans aucun doute une influence déterminante sur le conflit, renforçant durablement Franco et le fascisme.

Au Maroc français, les mouvements de grève se poursuivent en 1937 mais certains ouvriers européens refusent de le suivre car ils sont gagnés par la propagande patronale, qui prétend que les Marocains sont entraînés par des meneurs politiques sans qu’ils n’y comprennent rien. En réalité, comme l’écrit un journaliste socialiste : « Les prolétaires marocains prennent conscience de leur dignité. Ils ne veulent plus être traités comme des serfs, comme des bêtes de somme… L’un d‘entre eux qui parlait français a dit « Moi, je veux la Révolution ». »

La montée des mouvements nationalistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

Les années qui précèdent l’indépendance sont des années d’investissements massifs de la part de la France, principalement dans l’industrie agro-alimentaire, puis dans la métallurgie et dans le textile. Ces investissements ne profitent évidemment qu’à une minorité de la population, la grande majorité restant dans la misère. Malgré les mauvaises récoltes de 1949-1952, le blé et l’orge continuent d’être exportés massivement, laissant la population dans une situation de famine.

La condition ouvrière ne s’est pas améliorée : les ouvriers marocains sont entassés dans des taudis de planches, de papier goudronné et de tôles, sans eau, sans égouts, avec pour tout mobilier des nattes, une caisse et un réveil pour ne pas manquer l’heure du travail. Ces travailleurs marchent des kilomètres chaque jour pour se rendre à l’usine. Ils sont sous-alimentés et rongés par la tuberculose. En guise de vêtements, ils sont recouverts de déchets de pantalons, de souliers et de vestes dont plus personne ne veut. Ils n’ont pas d’allocations familiales et il n’y a pas non plus d’écoles. Les enfants sont obligés de travailler dès 8 ou 10 ans.

C’est dans ce contexte qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ordre colonial est partout remis en cause. La faiblesse des principales nations colonisatrices (France, Italie, Belgique…) pendant la guerre laisse entrevoir les possibilités de victoire dans la lutte pour l’autonomie, voire l’indépendance, des peuples colonisés.

1949 voit l’émergence de grosses manifestations pour les salaires et les libertés démocratiques ainsi que d’une vague de grèves. La CGT marocaine organise un congrès où elle dénonce les abus du protectorat comme étant à la racine de la vie chère et du régime dictatorial. Mais elle n’appuie pas pour autant les revendications d’indépendance ! Certains syndicalistes vont même remettre sur le dos des États-Unis les problèmes économiques plutôt que de parler de l’impérialisme français. Il n’y a personne pour suivre la politique des bolcheviks en 1917, qui avaient lutté pour les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes tout en appuyant les organisations des travailleurs dans le mouvement indépendantiste.

En l’absence de mouvements ouvriers mobilisés pour l’indépendance, ce sont les nationalistes marocains qui se renforcent en même temps que les manifestations, qui sont de plus en plus nombreuses à partir de 1948. Le programme du nationalisme est posé par Majhoub Ben Seddik, militant nationaliste : « En pays musulman, il ne saurait y avoir lutte de classes et les doctrines étrangères ne sauraient y avoir cours. Le travail, patronal ou ouvrier, est également respecté et rémunéré. En pays colonial de surcroît, ouvriers, agriculteurs, artisans, industriels sont naturellement solidaires et doivent être au service de la nation dans la lutte pour la liberté et contre l’impérialisme et ses valets ».

L’Istiqlal, le parti nationaliste, crée ses propres organisations syndicales clandestines et cherche à s’implanter au sein du mouvement ouvrier. Au départ hostile à celui-ci, il réalise le potentiel et la force du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale et va chercher à le subordonner à ses objectifs.

Au Maghreb, malgré les liens et les solidarités entre les peuples, les dirigeants nationalistes de chaque pays ont joué chacun pour leur propre compte vis-à-vis de l’impérialisme français. En acceptant la division imposée par les colons dans le but d’éviter un mouvement qui sortirait de leur contrôle, les nationalistes s’affaiblissent et surtout refusent de s’appuyer sur la classe ouvrière.

En raison de leurs discours, qui ne remettent plus en question le nationalisme, et de la répression qui s’abat sur eux, les journaux cégétistes et communistes disparaissent pendant que ceux de l’Istiqlal, plus populaires, parviennent à se maintenir. Ils vont donc être seuls à informer la classe ouvrière de l’actualité des travailleurs. À partir de 1951, une série de grèves victorieuses augmente encore la popularité des nationalistes. En s’appuyant sur cette puissante mobilisation, ils récupèrent les lauriers des victoires ouvrières.

Dans le mouvement nationaliste, le sultan garde l’initiative des revendications face au gouvernement français. Le 18 novembre 1952, à l’occasion de la Fête du Trône, il prononce un discours dans lequel il se pose en chef de l’Istiqlal et revendique « l’émancipation politique totale, les libertés civiques et la personnalité internationale du Maroc ». Une foule immense massée autour du palais, avec beaucoup de jeunes, beaucoup de très pauvres, écoute son discours.

Trois semaines plus tard, à l’occasion de l’assassinat du leader syndicaliste tunisien Ferhat Hached, les syndicats décident d’organiser une manifestation à Casablanca, qui prend très vite un caractère anti-européen. Certains Européens pris dans leurs voitures sont lynchés. La troupe opère un véritable massacre qui fera des centaines de morts. La lutte est ouverte entre d’un côté le protectorat et le résident français et de l’autre le peuple marocain et le sultan.

Les manifestations nationales vont rapidement se transformer en grèves très suivies. Dans les carrières centrales de Casablanca, les habitants des bidonvilles manifestent malgré l’interdiction et les policiers tirent sur la foule, allant jusqu’à poursuivre les militants chez eux pour les arrêter. Le cortège des funérailles sera même attaqué par la police. La foule qui s’enfuit lapide et lynche trois Européens qui passent par là. Des calomnies sont alors répandues, des exagérations grossières sont utilisées par le patronat pour monter les Européens contre les Marocains, la presse insiste sur les évènements… Des syndicalistes marocains sont à leur tour lynchés par une foule de Français.

Les funérailles des Français tués sont interdites aux Marocains et les Européens sont sommés d’y assister. Des discours de haine sont prononcés contre les Marocains. Les militants syndicaux français sont arrêtés et expulsés en France. De nombreux Marocains sont mis en prison, tabassés, et restent enfermés entièrement nus, le corps tuméfié.

Ces répressions réduisent le mouvement syndical et communiste à peau de chagrin et laissent alors toute la place à l’Istiqlal, qui peut alors se débarrasser de son discours marxisant et définitivement se couper des organisations socialistes avec lesquelles il s’était allié.

Après ces répressions, le résident français fait déposer le sultan Ben Youssef (futur Mohammed V) en s’appuyant sur le Pacha de Marrakech, le « Glaoui », l’un des plus riches propriétaires fonciers du pays, qui organise une marche pour le dénoncer. Le sultan est déporté à Madagascar le 20 août 1953. Sa destitution provoque immédiatement des explosions partout dans le pays. À Marrakech, un millier de manifestants tentent d’envahir le palais du Pacha où est installé Ben Arafa, le nouveau sultan fantoche. L’Istiqlal organise, à partir de ce qu’il reste de son organisation, des attaques partout dans le pays. 28 militaires et civils français sont tués, et 48 blessés. La colère de la population est telle qu’elle soutient en partie cette violence meurtrière. À la violence des nationalistes répond la violence des Français qui lynchent et pillent des magasins marocains (en 1955 notamment). Une armée se prépare dans le Rif en s’appuyant sur la population, qui se prépare à prendre le pouvoir dans le pays sous la direction du sultan.

En fait, la résistance du colonialisme français avait commencé à provoquer au Maroc, comme en Tunisie voisine, une situation d’exaspération profonde des masses. Certains signes montraient que le mouvement des masses aurait pu, peut-être, échapper au contrôle des nationalistes les plus modérés. Le premier signe avait été l’apparition de mouvements de guérilla, qui avaient leurs principaux foyers dans les régions du Sud de la Tunisie, où la situation des tribus était misérable. La révolte armée, menée par les « fellaghas », les combattants indépendantistes, était partie de ces régions, d’où elle avait gagné l’ensemble des campagnes. En novembre 1954, le Front de Libération National algérien revendiquait l’indépendance et déclenchait la révolte en Algérie en organisant toute une série d’attaques.

1955-56 : La menace d’une explosion générale et le tournant de l’impérialisme français

Le 20 août 1955 est le deuxième anniversaire de la déposition du sultan du Maroc par le gouvernement français. Des manifestations communes sont prévues entre nationalistes algériens et marocains. En Algérie, le FLN du Nord-Constantinois organise des manifestations, en même temps que des actions armées.

L’armée française procède à une répression brutale et aveugle. Les massacres commis conjointement par l’armée et par les milices européennes font 12 000 morts.

Le jour même des manifestations du Nord-Constantinois, le 20 août 1955, la population se révolte et massacre des Européens dans quelques petites villes marocaines, notamment à Oued Zem et Kourigba. Là aussi, la répression de l’armée française est extrêmement dure. Les dirigeants de l’Istiqlal parlent de plusieurs milliers de morts.

Peu après, dans le Rif et le Moyen-Atlas, commencent des actions de partisans. Une « armée de libération marocaine » (ALM) apparait et semble avoir été créée avec l’aide des responsables du FLN algérien, Boudiaf et Ben M’Hidi. Dans tout le pays, dans les faubourgs, dans les quartiers populaires, l’État et son représentant, le sultan Ben Arafa, ainsi que le « Glaoui », sont contestés. De nouvelles couches de militants nationalistes plus radicaux et implantés dans les milieux populaires se lèvent. Le Maroc semble en passe de rejoindre l’Algérie dans le soulèvement et peut-être d’échapper aux dirigeants nationalistes les plus modérés.

En cette même année 1955, en Tunisie, où l’autonomie interne est officiellement reconnue, la misère qui sévit dans les campagnes déclenche de nombreuses émeutes de la faim. Des grèves éclatent pour des augmentations de salaire, l’arrêt des licenciements et diverses autres revendications ouvrières.

En fait, c’est alors tout le Maghreb qui est secoué par des révoltes, engendrées par la même oppression coloniale, par la même misère aussi. Les mouvements de protestation et de révolte se succèdent, s’encouragent mutuellement, confluent naturellement vers un mouvement général. Mais il n’est dans la politique d’aucune des organisations nationalistes de donner à cette confluence une expression organisée et consciente.

Les dirigeants nationalistes ne veulent pas donner au mouvement de masse un caractère généralisé. Ils veulent en garder le contrôle. D’autant que, en prenant conscience du risque d’une explosion incontrôlable, les dirigeants de l’impérialisme français se montrent prêts à des accommodements, du moins en Tunisie et au Maroc. L’impérialisme français a donc, dans ces pays, les moyens politiques de céder, en reconnaissant l’indépendance des deux pays.

Au Maroc, dès le 16 novembre 1955, le sultan exilé ben Youssef est remis sur le trône, sous le nom du roi Mohammed V. L’indépendance du Maroc est reconnue le 2 mars 1956, celle de la Tunisie l’est le 20 mars. L’Espagne, en accord avec la France, reconnaît quelques semaines plus tard l’indépendance de la zone espagnole du Maroc. En agissant de la sorte, l’impérialisme français se donne les moyens de garder ses forces pour se concentrer sur l’Algérie.

Pour arrêter le mouvement ouvrier, il a fallu à la fois les efforts du patronat, qui a écrasé ses organisations les plus combatives en tolérant les organisations plus modérées (tels que les syndicats chrétiens et Force Ouvrière), et ont tenté à tout prix de diviser les Français et les Marocains. Mais il a aussi fallu la détermination des nationalistes, qui ont contribué à cette division et qui ont réussi à donner une nouvelle direction au mouvement ouvrier, non révolutionnaire. Finalement, il a fallu la faiblesse des organisations communistes et syndicales, qui ont été incapables de proposer une autre politique. Malgré tout cela, le mouvement ouvrier ne s’est pas tout à fait éteint.

Après l’indépendance, stabilisation au Maroc et en Tunisie 

L’indépendance voit les dirigeants nationalistes marocains et tunisiens accéder au pouvoir. Leur programme est donc rempli, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient et n’en demandent pas plus. Dès lors, leurs régimes vont se tourner contre les masses populaires pour mettre un coup d’arrêt aux mobilisations.

Mohammed V, devenu un martyr de l’indépendance, peut s’appuyer sur le crédit ainsi gagné et sur sa popularité pour ramener le calme et l’ordre nécessaires à la bonne continuation des affaires des banques et des grandes compagnies.

Son discours pour l’indépendance en 1956 exprime bien ses préoccupations : il s’agit d’un appel à l’unité du peuple et du territoire et surtout d’un appel à l’ordre, l’ordre auquel toutes les forces politiques du pays doivent concourir : « La manière la plus efficace de nous aider dans notre tâche est de respecter l’ordre public. Nous ne cesserons jamais de vous exhorter dans ce sens. Toujours du calme, toujours de l’ordre… ».

La partie n’est alors pas encore jouée au Maroc. Les attentats anti-français se multiplient, c’est l’heure des règlements de comptes avec certains gros propriétaires, avec certains colons, mais aussi avec des notables marocains, des caïds ayant accaparé des terres à l’abri du protectorat et spolié les populations. Le peuple attend de l’indépendance la fin de ses maux et certains ne veulent plus attendre davantage.

Chez les dirigeants politiques, c’est la course au pouvoir. Les comptes se règlent entre tendances rivales, à la mitraillette. Les communistes sont particulièrement visés et plusieurs responsables du Parti communiste marocain assassinés.

Une partie du pays, le Rif, l’Atlas, le Sud, sont aux mains de l’ALM, constituée dans les deux années précédentes, qui continue la guerre contre les troupes françaises restées sur place. Fortes de l’indépendance acquise, les troupes de l’ALM gagnent le Moyen-Atlas et multiplient les attaques contre les postes français. Loyaux envers le roi, ils n’acceptent pas pour autant le maintien de l’armée française en place. Surtout, l’ALM lie sa lutte à celle des combattants algériens, s’appuyant sur un sentiment réel dans la population, qui considère que le Maghreb entier doit être débarrassé, une fois pour toutes, de la tutelle coloniale.

Le régime propose alors aux chefs de l’ALM leur intégration dans les Forces armées royales, la nouvelle armée régulière marocaine. Mais des commandos d’irréductibles continuent la lutte à la frontière algéro-marocaine, près d’Oujda, et dans le sud du Sahara.

La royauté marocaine et la répression sahraouie

Ce n’est qu’en décembre 1958 que les derniers bataillons des armées de la résistance sont écrasés par le prince héritier, le futur Hassan II, appuyé par une armée de 20 000 hommes qui fait bombarder massivement les montagnes du Rif. Le fameux commandant Oufkir y dirige les opérations. Le bilan de la répression reste inconnu. Plusieurs milliers de civils sont tués par les bombardements aériens, ce qui vaudra à Oufkir le grade de colonel.

Mais le dernier acte de la liquidation de la Résistance se joue dans le Sud, où l’armée de libération se bat aux côtés des tribus sahraouies contre les troupes de Franco. Situation délicate pour le roi, qui ne peut désavouer la lutte contre le colonisateur espagnol, alors que tous les partis politiques, PC et syndicats compris, revendiquent le Sahara occidental et la Mauritanie. Pour autant, Mohammed V ne peut tolérer cette force armée autonome.

La France convainc le roi de sauter le pas. Le sous-sol du Sahara occidental regorge de phosphates et de minerais de fer. La Banque de Paris et des Pays-Bas y prévoit la mise en exploitation du bassin minier de Zerouate, avec pour l’évacuation du minerai la construction d’une voie de chemin de fer et la modernisation de Port-Étienne. La BIRD (banque internationale pour la reconstruction et le développement) accepte de concéder un prêt à condition que la sécurité du territoire mauritanien soit assurée.

En janvier 1958, les États français et espagnol, en concertation avec les autorités marocaines, lancent l’opération Ouragan (parfois aussi appelée « opération Écouvillon »). Le mois suivant, 15 000 hommes ratissent le désert. Les combattants sont écrasés, les tribus sahraouies contraintes à l’exode. Les dirigeants marocains, le roi en tête, continuent de proclamer que les territoires sahariens sont le prolongement du Maroc et refuseront longtemps de reconnaître l’existence de la Mauritanie indépendante. Il n’empêche que l’ordre colonial est rétabli et que l’Espagne reste encore au Rio del Oro.

L’attitude du roi marocain montre que l’impérialisme français pouvait faire confiance à ce représentant politique de la bourgeoisie marocaine pour empêcher l’extension des troubles dans tout le Maghreb. Son nationalisme restait étroitement circonscrit à l’objectif de sa propre accession au pouvoir, dans son propre pays. Et si, dans les années qui suivent l’indépendance, les dirigeants marocains se sont néanmoins trouvés contraints par la guerre d’Algérie à afficher une certaine solidarité maghrébine, s’il leur a fallu servir dans une certaine mesure de base arrière aux combattants de l’ALN, c’est qu’ils ne pouvaient faire moins sans se trahir aux yeux de leur peuple.

L’indépendance politique des pays du Maghreb a donc été acquise, mais pour tous ceux qui ont lutté et espéré, le résultat n’était pas à la mesure des espoirs. Car si l’indépendance politique a été gagnée et avec elle la fin du mépris colonial et du racisme, le pouvoir économique appartient toujours à l’impérialisme, qui continue à appauvrir et à piller ces pays.

La dictature d’Hassan II

Mohamed V meurt en 1961 suite à une opération et c’est son fils, Hassan II, qui monte sur le trône. Son régime, qui prend fin avec sa mort en 1999, est une dictature sanglante.

La constitution marocaine de 1956, écrite par des conseillers du roi et des juristes français, consacre la monarchie marocaine comme une monarchie constitutionnelle… de droit divin, ce qu’elle est toujours aujourd’hui ! Le Maroc est donc une « démocratie », sous prétexte que des élections y sont organisées régulièrement… tout en assurant le pouvoir absolu du roi, commandeur des croyants et chef suprême des armées. Le gouvernement, nommé par lui, n’est responsable que devant lui et la Justice lui est soumise.

Les partis qui se sont battus pour l’indépendance, devenus des partis d’opposition, vont longtemps exiger une Assemblée constituante et espérer influencer le roi. N’ayant pas d’autre perspective que le réformisme, aucun d’eux, « par tactique » pour certains, n’a jamais remis en cause le système monarchique sous prétexte que la popularité de la monarchie est utile pour lutter contre la colonisation. Cela ne leur épargnera pas de passer de nombreuses années dans les prisons marocaines et d’y subir la torture !

Hassan II exerce donc son pouvoir de manière autoritaire, faisant régner la terreur sur le pays. Pour écraser ses opposants et tenter de faire taire la population, il systématise l’usage de la torture. C’est longtemps le général Oufkir lui-même qui exécute ses basses œuvres, puis le général Dlimi, après la disgrâce du premier. Ainsi à Rabat, c’est au sein d’un quartier résidentiel et au milieu des jardins d’orangers, dans le fameux palais du Dar el Mokri, qu’Oufkir applique la torture aux opposants. Le soir venu, Hassan II vient parfois voir les suppliciés.

Pendus par les membres, tailladés, dents arrachées, noyés, torturés pendant des semaines ou des mois… puis enterrés sous les orangers. Nul ne sait combien de suppliciés ont péri au Dar el Mokri, mais tout le monde sait à l’époque ce qui peut arriver lorsqu’on est arrêté au Maroc.

Il faut dire un mot sur Oufkir. Celui qui a été l’aide de camp de Hassan II, puis successivement son chef de la Sûreté, son ministre de l’Intérieur et enfin son ministre de la Défense était renommé pour sa cruauté. Il avait en fait été bien formé par le colonisateur français : envoyé combattre en Italie sous le drapeau français pendant la Seconde Guerre mondiale, il en revient décoré. Il fait ensuite la guerre d’Indochine de 47 à 49, ce qui lui vaut le grade de capitaine et d’officier de la Légion d’honneur. Ses supérieurs disent de lui, « auprès d’Oufkir, les paras font office d’enfants de chœur ». En 1950, il est détaché au cabinet du général Duval, commandant supérieur des troupes du Maroc, puis devient aide de camp du nouveau résident, Alphonse Juin. Sa spécialité est le renseignement, il est en contact avec tous les services de renseignement français. Oufkir, comme un certain nombre de membres de l’appareil d’État du nouveau Maroc indépendant, est donc un pur produit du colonialisme français.

La prison de Tazmamart dans le désert de l’Atlas marocain reçoit, des années durant, des dizaines d’opposants politiques qui y sont enfermés dans le noir et torturés. Quant aux Sahraouis, ils sont condamnés à mourir de faim dans des camps.

La terreur exercée par Hassan II n’a d’égal que la fortune qu’il s’est bâtie et les profits qu’il a assurés aux impérialistes, français d’abord, mais aussi américains.

Hassan II devient le premier propriétaire foncier du pays, le premier exportateur d’agrumes, le premier entrepreneur. Il rachète les possessions de la Banque de Paris et des Pays-Bas, investit dans les produits laitiers, la betterave, les fleurs coupées, etc. Ses placements à l’étranger sont innombrables.

L’indépendance, qui devait être synonyme de réforme agraire et récupération des terres des colons n’a pas débouché sur la restitution des terres aux paysans lésés. Mohamed V s’est assuré la plus grande partie des terres, tout comme son fils après lui. La bourgeoisie rurale s’est attribué le reste du butin : en 1971, 5% des propriétaires détiennent 60% des meilleures terres.

Misère et pénurie côtoient un luxe sans complexe. La grande bourgeoisie se spécialise dans l’import-export et la spéculation immobilière. Le capital étranger a conservé toutes ses positions et trouve sur place plus de candidats qu’il n’en faut pour gérer ses intérêts.

La corruption est partout. Du frère du roi, surnommé « son altesse 51% », car c’est la part qu’il exige dans toute société à laquelle il accorde son patronage, au dernier fonctionnaire en passant par les ministres, l’appareil d’État baigne dans les pots-de-vin et les dessous-de-table.

Premières émeutes contre le pouvoir

Le plus grand luxe qui côtoie la plus grande pauvreté, cela conduit nécessairement à des révoltes ! En 1965, l’émeute démarre à Casablanca, le 23 mars, suite à l’annonce du ministre de l’éducation nationale décrétant que les élèves âgés de plus de 18 ans seraient exclus des lycées et orientés vers l’enseignement technique. Or, le retard pris par de nombreux élèves suite au manque d’écoles empêche de nombreux jeunes d’avoir fini leur cycle avant leurs 18 ans.

Les lycéens descendent alors dans la rue avec des slogans comme « on ne veut pas que les pauvres s’instruisent ! ». La police tire, la manifestation se transforme en émeute. En fin d’après-midi, les lycéens sont rejoints par le peuple des bidonvilles entourant Casablanca, lesquels sont peuplés par les paysans qui ont fui la misère des campagnes.

Oufkir est envoyé écraser la révolte. Du haut d’un hélicoptère auquel il a fait enlever une porte latérale, il mitraille la foule. Des chars d’assaut et 400 camions chargés de troupes sont envoyés sur Casablanca.

Les cadavres sont enterrés la nuit dans des fosses communes. Sur les murs on peut lire “Hassan assassin”. Des affiches le représentant en boucher couvert de sang, des mannequins à son effigie sont brûlés. Il faut 8 jours à Oufkir pour mater l’émeute, puis il part à Rabat et Fès où les étudiants se sont soulevés. Combien de morts ? On ne sait pas, mais une majorité d’enfants.

Hassan II apparaît à la télévision le 29 mars et exprime sa déception au peuple en évoquant Churchill, comme d’autres plus récemment, promettant « du sang et des larmes ». Il stigmatise aussi les « intermédiaires politiques » responsables des révoltes à ses yeux, c’est-à-dire les partis d’opposition, surpris eux-mêmes par les émeutes et qu’ils ont par ailleurs désavouées.

Tout le monde croit que le palais va sévir. Quinze jours plus tard, à l’occasion de l’Aïd, Hassan II amnistie  tous les prisonniers politiques… Et affirme dans la foulée son désir de réaliser un gouvernement d’union nationale. Deux mois plus tard, alors que l’opinion publique internationale ne regarde plus le Maroc, il annonce l’état d’exception… un état tellement exceptionnel qu’il va durer 5 ans.

Les années 70 et la crise 

La crise économique mondiale des années 70 touche de plein fouet le Maroc. Face à l’inflation, les grèves se multiplient durant toute l’année 79 : cheminots, employés de banque, mineurs, postiers, dockers, enseignants… Tous luttent pour défendre leur pouvoir d’achat. Selon une étude de la Banque mondiale, sept millions de Marocains, soit le tiers de la population d’alors, vivent en état de « pauvreté absolue ». La situation est particulièrement critique dans les campagnes où l’alimentation se réduit souvent à du pain trempé dans de l’huile d’olive et à du thé très sucré… alors que la pénurie de thé et de sucre se développe.

En 1980, le mouvement de grève s’amplifie. Lycéens et étudiants rejoignent le mouvement avec leurs revendications propres. La répression est féroce. La police envahit les établissements scolaires, matraque et tue.

La sécheresse de l’hiver 80-81 aggrave la situation. L’exode rural explose et vient grossir la population des bidonvilles de Casablanca. Fin mai, le gouvernement annonce une série de hausses de prix : 40% sur la farine et le sucre, 28% sur l’huile, 76% sur le beurre… des manifestations spontanées éclatent dans tout le pays.

Le 19 juin, veille d’une grève générale annoncée, la police arrête par centaines les responsables syndicaux et socialistes. Le 20, à midi, un cortège de 3 000 manifestants sort des bidonvilles. Partout les enfants sont en première ligne. Vers 14 heures de nouveaux cortèges se forment…

L’armée entre dans Casablanca. Les manifestants (ou toute personne présumée contestataire), sont pourchassés jusque dans les maisons. Les bidonvilles sont ratissés par la police, il y a des milliers d’arrestations. Le mardi 22 l’émeute est matée,  elle s’en est prise prioritairement aux symboles de richesse : 23 banques et des magasins de luxe ont été attaqués.

Le gouvernement annonce 66 morts. Les témoignages, des hôpitaux notamment, parlent eux de 600 à 1000 morts, en plus milliers de blessés. 6 à 8 000 personnes sont arrêtées, beaucoup d’entre elles meurent en détention… 1800 sont condamnés à des peines de 3 mois à 18 ans de prison. L’ordre est rétabli.

Quatre ans plus tard, en janvier 84, c’est à Marrakech que démarre l’émeute. Elle dure trois jours, gagne Safi et Agadir, le Rif : Nador, Tétouan, Al Hoceima, Meknès et Rabat. Tout le pays est touché même si Casablanca, cette fois, ne bouge pas. La répression, une fois de plus, est brutale.

L’immigration marocaine en Belgique

C’est notamment cette misère et cette répression qui vont pousser de nombreux Marocains à émigrer.  

Aujourd’hui 10% des Marocains vivent à l’étranger, sur tous les continents. En Belgique, ils sont environ 500 000. La majorité est arrivée dans les années 60 mais une partie d’entre eux était déjà venue mourir ici, sous le drapeau français, durant les deux guerres mondiales. 2400 soldats marocains sont ainsi enterrés à Chastres, près de Gembloux.

Dans les années 60, l’industrie belge, en particulier l’industrie charbonnière, manque cruellement de bras. Comme l’immigration en provenance d’Italie s’est arrêtée brutalement après la catastrophe du Bois du Cazier en 1956, l’État belge se tourne alors vers les pays du bassin méditerranéen pour aller y chercher la main-d’œuvre manquante à son industrie. En 1963, une brochure est imprimée et distribuée en Espagne, Grèce, Turquie et au Maroc invitant les travailleurs à venir vivre et travailler en Belgique, vantant l’attractivité des salaires, des logements et de la sécurité sociale ! Pas la peine de dire qu’il n’y avait même pas de logements prévus pour les accueillir…

Des recruteurs sont envoyés sur place et paient le trajet aux travailleurs prêts à venir en Belgique. Pas de problème de papiers à ce moment-là, on régularise une fois sur place. En 1964, l’État belge et l’État marocain signent ensemble une convention facilitant l’arrivée des travailleurs marocains en Belgique, en particulier pour les charbonnages.

En accordant le permis de séjour et de travail à l’arrivée, l’État belge aide le patronat belge à se procurer la main-d’œuvre dont il manque. L’État marocain, quant à lui, y trouve l’intérêt de voir partir une partie de ses révoltés du Rif et de se débarrasser d’une partie des sans-emplois sans devoir créer un seul poste de travail !

La politique migratoire a changé depuis la crise de 1970 mais elle s’adapte en fonction des besoins de main-d’œuvre du patronat. Alors que dans les années 60, pour convaincre les Marocains de venir en Belgique plutôt qu’en Lorraine ou dans la Ruhr (où les salaires sont plus élevés), l’État belge les encourage à venir avec leur famille et à faire des enfants. Aujourd’hui les frontières sont fermées et la majorité des politiciens se servent des émigrés comme boucs émissaires contre tous les maux, leur reprochant bien souvent de profiter de la sécurité sociale !

Mohamed VI, un roi dans la continuation d’Hassan II

Depuis la mort d’Hassan II en 1999, son fils Mohamed VI est monté sur le trône en se présentant comme un roi moderne et réformateur. Lors de son accession au pouvoir, il avait évoqué les droits bafoués des femmes, dénoncé la corruption généralisée et même reconnu du bout des lèvres l’existence des détentions arbitraires. Pourtant, rien n’a changé, derrière la façade, la réalité est restée la même.

Le pouvoir de Mohamed VI s’appuie sur le même appareil d’État qui a permis à Hassan II d’exercer une dictature sanglante, cet appareil d’État qui est responsable de la torture et de la mort de milliers d’opposants. Seuls les motifs d’emprisonnement ont changé : le chef d’accusation de « complot contre le roi » a été remplacé par celui de crimes sexuels, et nombre de journalistes qui osent relayer les luttes, notamment celles du Hirak, sont inculpés à ce titre.

Journalistes, syndicalistes, militants, grévistes, continuent à être condamnés à de la prison ferme. La police réprime violemment les manifestations, mais pour le moment on ne mitraille pas les manifestants au Maroc… on les écrase en voiture.

Le nouveau code de la famille, adopté en 2004, modifiant le statut des femmes qui sont désormais considérées comme égales aux hommes devant la loi, et ne sont plus sous la tutelle d’un père ou d’un mari peut sembler être une avancée. Mais du papier à la réalité il y a loin. Le mariage des mineurs est censé être interdit mais il est de fait en augmentation car des dérogations peuvent être accordées. Les femmes ne touchent toujours que la moitié de l’héritage qu’un homme, et si l’avortement est toléré dans certains cas

bien définis, y avoir recours peut valoir d’un à cinq ans de prison… L’analphabétisme concerne encore 48% des femmes (plus des deux tiers d’entre elles en zone rurale) contre 25 % des hommes.

En 2015, le magazine américain Forbes classait Mohammed VI comme le roi le plus riche d’Afrique, avec une fortune personnelle estimée à deux milliards de dollars. Sa famille est actionnaire majoritaire de la SNI, un holding d’investissement marocain qui s’étend à des domaines aussi variés que l’agroalimentaire, la distribution, le secteur minier, l’énergie, les télécoms et le secteur bancaire.

Mohamed VI fait désormais partie des 50 plus grandes fortunes d’Afrique. Ses milliards, ses entreprises, ses nombreux palais ne doivent pas faire oublier que derrière la fortune de la famille royale marocaine se cache le pillage du pays pour le compte des grandes puissances impérialistes, française et américaine en tête.

Deux milliardaires à la tête de l’État 

Les élections de 2021 ont vu la victoire d’un des partis de la monarchie, le Rassemblement National des Indépendants et ont entraîné l’effondrement du PJD, le parti islamiste qui était à la tête du gouvernement depuis 2011.

Dans la foulée de ces élections, le roi a nommé comme Premier ministre le chef du RNI, Aziz Akhannouch. Milliardaire, deuxième fortune du pays après le roi lui-même, c’est un vieux routier de la politique qui a été à la tête du ministère de l’agriculture durant quatorze ans. Possédant les stations d’essence Afriquia, nombreuses au Maroc, il a étendu son empire à la distribution gazière, au tourisme, au nouveau port à conteneurs Tanger Med, ou encore à la production d’oxygène.

Akhannouch est bien représentatif du capitalisme à la marocaine, autant basé sur l’exploitation des travailleurs que sur les facilités dues à la proximité avec le pouvoir royal. Sans remonter à son père, déjà lié à Hassan II, Aziz Akhannouch s’est vu reprocher d’avoir bien profité de la libéralisation des prix des carburants décidée en 2015 par un gouvernement auquel il participait. Les stations d’essence Afriquia ont été ciblées par le mouvement de boycott de 2018, qui a duré des mois, comme celui des produits laitiers de Danone et de l’eau Sidi Ali, ces trois groupes étant accusés d’être en situation de quasi-monopole et de pratiquer des prix excessifs.

Un milliardaire à la tête du royaume, un autre à la tête du gouvernement et d’une Assemblée fantoche : il est peu étonnant que tous les dirigeants impérialistes se soient félicités du bon déroulement des élections.

Les travailleurs marocains, eux, n’avaient rien à en attendre. Au Maroc, comme ici, on ne peut compter que sur nos luttes pour améliorer notre sort.

Et les travailleurs au Maroc luttent ! Rien que pour celles qui sont parvenues à nos oreilles, on peut citer les suivantes : en 2011, pendant le Printemps arabe, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues. Le roi avait alors annoncé une nouvelle constitution et des réformes pour calmer la contestation. Il n’a évidemment rien concédé mais, depuis, tous les ans en février, des manifestations continuent à se produire.

Les Marocains ont aussi manifesté dans le Rif en 2016, durant le Hirak (marocain), ce mouvement qui avait commencé à Al Hoceima après la mort d’un vendeur de poisson, broyé dans une benne à ordures en voulant sauver sa marchandise confisquée par la police. Les manifestants ont commencé par demander une vraie enquête sur les circonstances du décès, puis ont manifesté pour la dignité, contre l’injustice de l’État et pour la création d’emplois, avec un salaire qui leur permette de vivre. Ils ont aussi exigé la construction d’un hôpital et d’une université. Le mouvement a entraîné toute la population de la région pendant des mois et n’a été étouffé que par la répression.

En 2016, les enseignants se sont mobilisés pendant des mois contre les attaques envers leurs conditions de travail. Des travailleurs de Maghreb Steel ont également fait cinq mois de grève pour la reconnaissance du droit syndical, le respect du Code du travail et la revalorisation de leurs salaires.

En 2018, en plus du mouvement de boycott contre la vie chère, s’est produite la révolte des mineurs de Jerada et de toute la population alentour, qui avait éclaté après que deux jeunes mineurs soient morts dans un des boyaux de la mine où ils travaillaient de manière clandestine, comme bien d’autres depuis que la dernière mine a fermé en 2001. Des milliers de villageois avaient bravé l’interdiction de manifester pour réclamer plus de respect, la libération des prisonniers après la répression et de vrais emplois pour vivre.

Et en janvier 2022, les ouvriers de l’usine PSA à Kenitra, au nord de Rabat, se sont mis en grève pour des augmentations de salaire et une couverture médicale. Le salaire dans cette usine est de 2 600 dirhams, à peine 240 euros par mois, pour huit heures de travail six jours sur sept, soit quarante-huit heures par semaine. La nouvelle de cette grève s’est répandue comme une traînée de poudre dans l’usine PSA de Poissy en région parisienne, par l’intermédiaire des travailleurs ayant des liens avec le Maroc et grâce aux réseaux sociaux. Elle avait alors déclenché de la fierté chez les ouvriers maghrébins et suscité de nombreuses discussions. Nos camarades dans cette usine écrivaient alors: « Ceux de Kenitra ouvrent la voie! Car au Maroc comme en France, PSA s’engraisse sur leur dos ».

Conclusion 

La grève de Kenitra nous montre que les capitalistes, en obligeant des millions d’entre nous à franchir la Méditerranée afin de pouvoir gagner leur vie, créent des liens entre nous par-delà les mers. Et en allant construire des usines « à bas coût » de l’autre côté de la mer, c’est pareil. Par-delà les frontières, tous les travailleurs ont des intérêts communs à défendre, et souvent contre les mêmes patrons.

Malgré les reculs, malgré les dictatures, de nouvelles révoltes ouvrières sont inévitables, là-bas comme ici. La classe ouvrière a la force de débarrasser l’humanité de la barbarie impérialiste, avec ses guerres et ses dictateurs-milliardaires. Son sort est plus que jamais lié, car l’histoire nous a mélangés plus que jamais. Mais pour cela, il faut reconstruire un courant communiste-internationaliste sinon, comme l’affirmait Barta, un des fondateurs de Lutte Ouvrière : « Le mouvement nationaliste des colonies d’un impérialisme peut au début rencontrer l’appui – surtout en paroles – des impérialismes rivaux. Mais dès que la lutte prend son véritable caractère et frappe à la racine du mal (l’exploitation des capitalistes) alors, les phrases hypocrites font place aux « troupes spéciales » chargées de rétablir l’ordre. Seul le mouvement prolétarien est capable de fournir aux peuples opprimés l’allié sûr et décidé sans lequel leur lutte est sans espoir ».