Le texte qui suit est celui d’un exposé oral tenu lors d’une réunion de Lutte Ouvrière-Arbeidersstrijd à l’occasion du 50ème anniversaire de la grève de l’hiver 1960/1961.
De larges passages sont repris ou inspirés du livre de Gustave Dache « La grève générale, insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 1960/61 », paru en 2011 aux Editions marxisme.be.
A l’époque jeune militant trotskyste, Gustave garde de cette lutte non seulement le souvenir de la combativité ouvrière, mais aussi celui du manque d’une direction révolutionnaire : un témoignage de valeur pour les luttes à venir.
La « grande grève » de 1960-1961
Il y a 50 ans, près d’un million de travailleurs belges participent à un vaste mouvement de grève pour s’opposer à « la loi unique », un en-semble de mesures destinées à faire supporter à la classe ouvrière la crise du capitalisme belge.
Malgré le froid et les fêtes de fin d’année, les travailleurs restent mobi-lisés pendant cinq semaines, il y a environ trois cents manifestations et de nombreux affrontements avec la police. Dans certaines villes indus-trielles, il n’est plus possible de circuler sans laissez-passer du comité de grève. L’Etat mobilise l’armée, fait revenir les soldats stationnés en Allemagne pour occuper les gares, des centaines de grévistes sont mis en prison, il y a quatre morts et des dizaines de blessés. Cette grève est un exemple de la combativité ouvrière qui est resté dans les mémoires de tous ceux qui l’ont vécue.
Pourtant, quand les travailleurs doivent reprendre le travail après cinq semaines de lutte, ils n’ont rien obtenu. Pire, leur combativité est détournée au profit du nationalisme wallon et du fédéralisme.
Mais commençons par le début.
Dans les années d’après-guerre, le sort des travailleurs est censé s’améliorer. Et cela notamment grâce à la sécurité sociale, née du « pacte social » de la fin de la guerre. La sécurité sociale a un certain nombre d’avantages à offrir au patronat également: elle est censée ga-rantir la paix sociale et permettre d’éviter des grèves à répétition pour les salaires qui coûteraient plus cher que leur indexation. Elle permet aussi d’intégrer les appareils syndicaux, occupés désormais à la gestion des caisses de chômage, dans l’appareil de l’Etat .
La paix sociale est cependant toute relative. En 1950 déjà, le pays est secoué par la question royale qui donne lieu à des grèves insurrection-nelles en Wallonie contre le retour du roi qui avait sympathisé avec l’occupant nazi.
En juillet 1957 a lieu une importante grève nationale des métallurgistes pour le double pécule de vacances, grève réprimée par un Premier mi-nistre socialiste, Achille Van Acker.
En novembre 1958, les travailleurs de la branche Gaz et électricité de la FGTB – Gazelco – mènent une grève qui dure plusieurs semaines.
La même année, cinquante mille travailleurs de Cockerill-Ougrée dé-brayent et manifestent dans les rues de Liège pour protester contre les premières atteintes à la sécurité sociale, atteintes qui commencent en fait dès sa mise en place.
En 1959, les ouvriers de Gand se mettent en grève contre les fermetures d’usines de textile. En dix ans, six cents entreprises ont fermé, vingt mille emplois ont été supprimés. En même temps, les mineurs du Bori-nage luttent contre les premières fermetures des charbonnages en dres-sant des barricades dans toute la région.
En mars 1960, une manifestation nationale mobilise les agents des ser-vices publics pour défendre leur droit de grève.
L’amélioration de la condition ouvrière est toute relative aussi. Comme l’industrie belge a été peu endommagée durant la guerre, on a négligé les investissements et usé les installations existantes jusqu’à la corde. La mine du Bois du Cazier en est un exemple connu. Lors de l’accident en 1956, quatre ans avant la grève, elle fonctionnait encore avec un puits et un chevalement datant d’avant la guerre. Les conditions de tra-vail étaient à l’avenant.
Mais déjà, la bourgeoisie a les yeux ailleurs et sonne le glas des mines et de l’industrie lourde. L’heure est à l’automobile, la télécommunica-tion, l’électroménager, le nucléaire. L’industrie ne dépend plus direc-tement du charbon extrait en Wallonie et quitte les bassins miniers sur lesquels elle s’était installée, au profit du littoral flamand où les salaires sont plus faibles. En 1960, le pays compte déjà deux cent mille chô-meurs.
Les investissements nécessaires à la reconversion de l’économie belge ne seront pas le fruit de l’initiative privée. C’est l’Etat qui va prendre en main l’électrification des réseaux ferroviaires, la construction des autoroutes, des centrales nucléaires, des réseaux de téléphone… le menant à des dépenses qui dépassent ses revenus.
Alors, depuis qu’elle a accédé au gouvernement en 1958, la coalition de droite des libéraux et des sociaux-chrétiens du gouvernement Eyskens veut dégager des moyens financiers pour soutenir la reconversion de l’économie belge.
A l’époque, pas plus qu’aujourd’hui, il n’y a trente-six façons pour dé-gager des moyens financiers: on augmente les impôts et on diminue les dépenses qui ne servent pas directement la bourgeoisie. Bien que ce soit à cette époque-là qu’on commence à réfléchir à l’instauration d’un impôt des sociétés, c’est aux masses laborieuses que s’en prend l’Etat. Et cela d’autant plus qu’une importante source de revenus pour la bourgeoisie et l’Etat belge était sur le point de leur échapper: en juin 1960, le Congo belge accède à l’indépendance.
Le gouvernement utilise le climat de crise pour accélérer le processus. La Sabena ramène, avion sur avion, des Belges, encore sous le choc, qui ont dû quitter la colonie congolaise précipitamment. L’avenir pour l’économie belge est peint dans les couleurs les plus noires.
En juillet, Eyskens annonce l’élaboration d’un « programme d’austérité, d’économie et de discipline » qui, début novembre, quand il sera présenté à la Chambre, aura pris le nom plus prometteur de « projet de loi d’expansion économique, de progrès social et de re-dressement financier ». Le projet se présente sous la forme d’une loi unique de 133 articles, groupés sous sept titres. Dans cette « loi unique », les travailleurs du pays reconnaissent à juste titre une « loi de malheur », comme l’appelleront les grévistes.
Voici quelques points de la loi unique qui sonnent très familièrement à nos oreilles:
- L’Etat peut intervenir à hauteur de 50% (au lieu de 40%) dans le financement d’investissements privés. L’Etat subsidie les salaires lors de l’embauche de « chômeurs difficiles à placer ».
- Nouveaux impôts, dont 85% proviendraient de la fiscalité indi-recte, comme la TVA, mais qui n’existait pas encore en tant que telle. Elle portait le nom de taxe de transmission.
- Réduction du budget des communes et des secteurs sociaux.
- Les cotisations des agents des services publics pour leurs pensions seront augmentées de 25% et l’âge du départ à la retraite passe de 60 à 65 ans.
- Instauration de contrôles contre les « abus » des caisses de chô-mage et de maladie-invalidité, avec visites de contrôle à domicile et sanctions à la clé.
- Instauration du précompte professionnel.
Le Parti socialiste belge (PSB) est alors dans l’opposition. A partir d’octobre, il lance conjointement avec la FGTB, l’opération Vérité. Partout dans le pays, des meetings d’information sont organisés.
La préoccupation du PSB dans l’opposition n’est pas tant de permettre aux travailleurs de faire reculer le gouvernement sur la loi unique, mais de se servir du mécontentement pour revenir aux affaires. En effet, la coalition libérale-chrétienne est déjà quelque peu secouée par la crise au Congo et la crise du capitalisme belge et le PSB espère provoquer sa chute. Il ne s’agit même pas pour lui d’empêcher le vote de la loi. Si le gouvernement peut voter la loi avant de tomber, ce serait déjà ça de fait, car les dirigeants du parti gouvernemental qu’est le PSB savent très bien que la bourgeoisie attend de telles mesures. Quelle sera la coalition du prochain gouvernement importe par contre peu à cette dernière.
Voici le souvenir de Gustave Dache, à l’époque jeune ouvrier chez Glaverbel et militant trotskyste, d’un meeting qui se tient le 9 dé-cembre à Charleroi :
« …. L’orateur invité est Léo Collard, le président national du PSB. Devant une salle comble, ce dernier fait un ferme et long discours contre les mesures gouvernementales. L’auditoire est si attentif que quand l’orateur interrompt son discours pour reprendre son souffle, il règne un silence absolu dans la salle. Sa prise de parole terminée, il est fortement applaudi par l’assistance, prête à l’action. »
« C’est Arthur Gailly, président de la FGTB Charleroi, qui est chargé de conclure la réunion, ce qu’il fait en disant : Camarades, après le brillant discours du camarade Collard, je ne vois plus rien à dire sauf une chose : c’est que l’insurrection reste un devoir sacré. »
Un devoir sacré pour lequel il ne donne cependant aucun rendez-vous.
Leo Collard, à ce moment-là aussi bourgmestre de Mons, est plutôt un représentant de la droite du PSB. Et Arthur Gailly n’est pas connu non plus comme le dirigeant le plus enclin à la grève de la FGTB.
Mais les deux organisations ont leur aile gauche.
Dans la FGTB, elle est représentée par le Liégeois André Renard. Dans le PSB, c’est le groupe autour du journal hebdomadaire La Gauche – Links, groupe dirigé par Ernest Mandel.
Il faut dire quelques mots sur André Renard, alors secrétaire général ad-joint de la FGTB. Encore enfant, il a déjà vu les grèves de ses parents ouvriers dans les années 1920. Militant actif depuis les années 1930, il participe notamment aux grèves de 1936, voit l’abdication des diri-geants du POB et du syndicat socialiste devant les nazis, voire la colla-boration de certains de ceux-ci. Déporté de 1940 à 1942, il participe, à son retour, au travail syndical clandestin sous l’occupation : actions de sabotage, presse clandestine. Avec son mouvement syndical unifié, il a milité pour l’unification syndicale à la fin de la guerre qui aboutit à la création de la FGTB. Il s’oppose aussi à l’influence des partis poli-tiques sur le mouvement syndical, ce qui aide en fin de compte à en écarter le PC, numériquement fort à la fin de la guerre. Les liens avec le PS eux perdurent…
Toute une génération de travailleurs combatifs, notamment à Liège, ont été influencés par lui et lui vouent une vraie admiration. Il représente, aux yeux de tous les travailleurs combatifs du pays, ces métallos qui ont mené des grèves même pendant l’occupation, qui n’ont pas hésité à risquer leur vie pour leur classe et qui se sont opposés, par la grève et des manifestations violentes, au retour du roi en 1950.
Les travailleurs combatifs de Flandre, qui luttent dans un environne-ment plus hostile, peuvent voir en lui un dirigeant syndicaliste comme ils aimeraient en avoir, et qui s’est déjà opposé souvent à Louis Major, député socialiste d’Anvers et président national de la FGTB, qui représente l’aile droite de la FGTB.
Dans les conflits à l’intérieur de la FGTB, les travailleurs combatifs et bien de militants se retrouvent plus souvent dans le camp d’André Re-nard que dans celui des dirigeants de leur région.
Mais malgré son air radical, Renard est loin d’être un révolutionnaire. C’est même un nationaliste. Dès la crise royale, le retour du roi a été beaucoup plus contesté en Wallonie qu’en Flandre – l’influence de l’Eglise catholique reste plus importante dans une région encore essentiellement agricole-, il met en avant l’idée que la Wallonie progressiste est constamment freinée par une Flandre réactionnaire, plutôt que d’appeler les travailleurs wallons à contribuer à l’élévation du niveau de conscience des travailleurs flamands.
En plein conflit, il rejoint le conseil wallon, un groupuscule de no-tables, d’intellectuels et de bourgeois nationalistes wallons qui voient d’un œil inquiet – et hostile – la montée économique amorcée de la Flandre. André Renard qui s’inquiète également de l’importance croissante des Flamands à l’intérieur du syndicat, apporte à ce mouvement encore groupusculaire le crédit qu’il a chez les ouvriers. Au moment culminant de la crise royale, André Renard se voit déjà ministre d’un futur gouvernement de la Wallonie indépendante…
Tout cela permettra surtout de camoufler la retraite opérée par le PSB et les dirigeants syndicaux pour freiner le mouvement.
Mais malgré cela, en tant que « gauche syndicale », il peut compter sur le soutien de La Gauche animée par Ernest Mandel. Celui-ci collabore-ra même à La Wallonie, journal dont André Renard est le directeur. La Gauche est même imprimée sur les presses du journal La Wallonie.
Les deux hommes se connaissent d’ailleurs depuis la guerre. Le tout jeune Mandel dirige alors un petit groupe trotskyste qui distribue des tracts aux portes des usines dans la région de Liège, et …aux soldats allemands. Les premiers tracts syndicaux de Renard sont alors impri-més sur la presse bien cachée de ce petit groupe trotskyste. La collaboration ne dure cependant pas longtemps : si Renard revient de déportation en 1942, ces jeunes trotskystes, dont la plupart sont d’origine juive, sont arrêtés au plus tard en 1943. Les meilleurs camarades de Mandel périssent alors dans les camps allemands, comme Abraham Léon, un intellectuel brillant de 22 ans, qui a choisi l’internationalisme contre le sionisme de gauche au moment même de la guerre et de la persécution des Juifs en Allemagne.
Après la fin de la guerre, bien des trotskystes démissionnent. C’est un moment de déception, de fatigue et de division. Les militants belges derrière Mandel entrent alors au PSB. Il est vrai que le PSB compte encore de nombreux militants ouvriers. L’entrée au PSB donne alors la possibilité de s’entourer et de s’adresser à eux et à leur milieu. A condition toutefois de garder son expression propre. Or, l’entrée au PSB donne aussi à Mandel la possibilité de diriger La Gauche. Ce journal n’est cependant pas un journal trotskyste, de nombreux réformistes y collaborent. L’expression de ce journal est donc constamment celui d’un compromis.
Avec d’autres intellectuels, Ernest Mandel a rédigé ce qui est le programme officiel de la FGTB – depuis 1954 – et celui du PSB – depuis 1958 : la Réforme de Structure ; programme qui fut rédigé à la demande d’André Renard.
Il s’inspira pour ce faire du plan De Man des années 30. Le plan du dirigeant du POB De Man, qui évoluera vers l’extrême droite, était destiné à stabiliser le capitalisme en pleine crise. Mais les travailleurs qui l’écrivirent sur leurs drapeaux à l’époque, 17 ans après la révolution d’Octobre, pouvaient s’en servir comme premier pas pour leurs aspirations révolutionnaires.
La réforme de structure des années 1950 prétend vouloir s’en prendre au pouvoir des holdings et des monopoles, car, comme dit André Renard : « Nous sommes en économie dirigée, mais ceux qui la dirigent, c’est-à-dire les « deux cent hommes » des holdings, la dirigent mal. Ils la dirigent mal parce qu’ils ont en vue des intérêts particuliers et non l’intérêt général. »
Quel intérêt général peut-il y avoir dans une société divisée en classes, celle des exploiteurs et celle des exploités, aux intérêts diamétralement opposés ?
La réforme de structure veut soumettre les holdings au contrôle de l’Etat supposé être au-dessus des classes. A côté d’un certain nombre d’institutions sociales, comme une assurance maladie universelle, la réforme de structure propose donc:
- un bureau de planification,
- un conseil national de l’énergie,
- une société nationale de gestion des charbonnages,
- une société nationale de l’électricité,
- une société nationale du gaz,
- une commission de contrôle pour la distribution des produits pétro-liers,
- un conseil supérieur des finances.
Bien sûr, le PSB veut imposer ces réformes par la voie parlementaire, ce qui les réduit à un vœu pieux, si la bourgeoisie elle-même n’a pas intérêt à l’instauration de tels organes dirigeants de l’économie. Mais justement, un certain nombre des revendications contenues dans la ré-forme de structure, est déjà réalisé dans les pays voisins. En France, à ce moment-là, l’électricité est par exemple déjà nationalisée, comme bien d’autres choses. Sans que le pouvoir des ‘100 familles’ en soit diminué en quoi que ce soit.
La société nationale de gestion des charbonnages va d’ailleurs être instaurée peu après la grève… en faisant ainsi assumer les licenciements et les friches industrielles coûteuses par l’Etat, pendant que les anciens patrons s’en lavent les mains, tout en jouissant de leurs fortunes amas-sées sur des générations de mineurs.
Pour contrôler les holdings, les barons des mines, les banques, il faut un contrôle ouvrier, il faut que les travailleurs, les employés, les salariés dans tous les domaines mettent leur nez dans tout ce qui – selon leurs patrons – ne les concerne pas, diffusent et partagent les informations dont chacun dispose, n’en déplaise aux capitalistes qui se retranchent derrière le secret commercial, le secret bancaire.
Nous développons assez souvent cette perspective du contrôle ouvrier qui doit devenir la perspective des luttes de la classe ouvrière à venir, car sans ce contrôle, disait très justement Trotsky, « il est impossible de faire un seul pas sérieux dans la lutte contre le despotisme des monopoles et l’anarchie capitaliste qui se complètent l’un l’autre dans leur oeuvre de destruction si on laisse les leviers de commande des banques dans les mains des rapaces capitalistes. »
Le « contrôle ouvrier », c’est un mot que La Gauche n’utilise que très rarement. Tous les membres et rédacteurs de La Gauche ne seraient pas d’accord avec cette revendication, et le journal ne peut donc pas la publier.
Le « contrôle ouvrier » est cependant un mot d’ordre qui circule à l’époque. Sur les photos, on le voit sur les pancartes de jeunes manifes-tants trotsystes.
Mais à cette époque où mêmes des dirigeants syndicaux, autrement plus droitiers, se préparaient à jouer un rôle plus important dans la gestion de l’économie – on parlait de cogestion, d’autogestion, de contrôle… même « ouvrier ». Mais si le « contrôle ouvrier » doit être exercé par les appareils syndicaux, eux-mêmes échappant au contrôle des travailleurs du rang, on imagine le succès. Aujourd’hui, les dirigeants syndicaux siègent même à la Banque nationale et « contrôlent » les comptes de celle-ci, ce qui n’a pas empêché la Banque nationale de voler au secours des banquiers en vidant les caisses de l’Etat…
Le jeune ouvrier et militant trotskyste au sein de la Jeune Garde socia-liste, Gustave Dache, qui se souvient du meeting de Charleroi avec les dirigeants FGTB et PSB, est un de ces jeunes militants ouvriers révolu-tionnaires. Ils sont de toutes les luttes et les JGS – les Jeunes Gardes Socialistes – sont le vivier dans lequel ils recrutent leurs semblables. La grève sera pour eux l’épreuve du feu.
Il faut aussi dire un mot du Parti communiste. Celui-ci n’est plus très fort numériquement, mais a toujours deux députés à la Chambre. Quant à la perspective révolutionnaire, s’il la cultive dans les mots, il l’a abandonnée depuis longtemps. Contre l’austérité annoncée, il dénonce la fraude fiscale, déjà astronomique à l’époque, ainsi que l’OTAN. C’est en effet l’époque où cette alliance militaire des pays capitalistes contre l’Union soviétique s’implante en Belgique. Et c’est en effet une entreprise onéreuse. Il faut rappeler également qu’on est en pleine pé-riode de guerre froide. Ce mot d’ordre est une énième politique du PC qui est bien plus dictée par les intérêts de la caste dirigeante d’Union soviétique que pensée pour permettre aux travailleurs du pays de se dé-fendre.
C’est cependant le Parti communiste, ainsi que les JGS qui militent pour que l’opération vérité ne se limite pas à des séances d’information, mais réclament un agenda d’actions, des grèves. C’est à travers ces mots d’ordre que les travailleurs à la base feront de plus en plus pression sur les appareils en vue d’une action.
Sous la pression de la base, la FGTB liégeoise décide des arrêts de tra-vail et une manifestation pour le 21 novembre qui devront être suivis d’autres actions nationales. Le 21 est un succès !
Une autre branche de la FGTB où l’agitation à la base se renforce, c’est la CGSP (Centrale Générale des Services Publics). Les fonctionnaires et agents des services publics – professeurs, agents communaux – ont en effet bien des raisons d’être en colère contre la loi unique qui veut diminuer leurs retraites et leurs revenus. Ici, le noyau dur se trouve à Anvers.
Début décembre, à l’initiative des militants de la FGTB, les assemblées ouvrières votent partout, mais surtout en Wallonie, des résolutions contre la Loi unique. A bien des endroits, les délégués de base font vo-ter par la même occasion des actions de grève. Il y a des débrayages par-ci par-là, déjà à partir du 12, notamment chez les métallurgistes de Gand qui débrayent le 13. La date du 15 décembre est souvent avancée, c’est le jour du mariage royal. L’idée de 24 heures de grève est au centre des discussions. Les patrons manœuvrent et accordent une journée de congé dans tout le pays, suivant ainsi les recommandations du gouvernement qui comprend très bien que l’imminence d’une grève générale de 24 heures ce jour-là comporte un risque de débordement. Personne n’a oublié la crise royale de 1950.
La pression de la base pour des actions est très forte, tellement forte que les centrales wallonnes de la FGTB décident une journée d’action pour le 14 décembre, la veille donc du mariage royal.
Le journal Le Peuple (le journal du PSB) du 15/12/1960 déclare : « Ils étaient 5000 Borains massés à Mons ; 10.000 travailleurs dans les rues de la Louvière, 35.000 à 40.000 les bras croisés au Pays Noir (Charleroi), 96% des travailleurs du Namurois ont débrayé, 60.000 travailleurs se sont rassemblés Place St-Lambert à Liège ».
Le climat d’agitation va vraiment crescendo.
C’est à l’occasion de la manifestation du 14 décembre à Liège qu’André Renard, en réponse aux voix de plus en plus nombreuses qui réclament une grève générale, promet de proposer au comité national élargi de la FGTB le mot d’ordre d’une grève générale de 24 heures en janvier. Il est le seul dirigeant syndical à prononcer ce mot de grève gé-nérale, mais il la limite d’office à 24 heures. Il prend soin aussi de pro-poser une date où on peut penser que la loi sera déjà votée, car les dé-bats à la Chambre doivent commencer le 20 décembre. Choix de date prodigieux. Le gouvernement compte sur les fêtes de fin d’année pour laisser les choses se calmer et faire passer sa « loi de malheur » sans trop de publicité. De fait, le PSB et A.Renard comptent là-dessus aussi. Et pour finir, A.Renard soumet cette date à la condition qu’elle soit acceptée par les autres centrales de la FGTB.
Sur les photos du rassemblement de 60.000 travailleurs à Liège, on voit quelques jeunes militants communaux de la CGSP qui ont escaladé le toit d’un arrêt de tram au milieu de la place, brandir des pancartes : grève générale le 20 ! Mot d’ordre qui est repris par toute la place.
Oui, car le 12 décembre, à la CGSP, on a voté la grève au finish à partir du 20 décembre – date où doivent commencer les débats à la Chambre. C’est la seule centrale de la FGTB à avoir décrété un mot d’ordre de grève nationale. C’est ce jour-là qu’il faut commencer la grève générale, pas un mois après.
Le 16 décembre, au lendemain du mariage royal a lieu le vote, au Co-mité national élargi de la FGTB sur la proposition de A. Renard, d’une grève générale de 24 heures en janvier. Presque tous les dirigeants des centrales wallonnes votent pour, les dirigeants flamands contre.
Le samedi 17 décembre, La Wallonie donne le résultat du vote en troi-sième page, sans commentaires et en tout petits caractères et consacre sa première page – comme tous les samedis – au roman-photo à suspense « Innocent ou coupable ».
Le vote des délégués est présenté comme suit : 475.823 voix pour, 496.487 voix contre, 53.112 abstentions. Comme si le million d’affiliés s’étaient vraiment exprimés, comme si le syndicat était vraiment démocratique, et comme si les dirigeants flamands qui votent contre la grève générale de 24 heures en janvier, le faisaient vraiment au nom de leur base !
Mais les travailleurs ne vont pas tarder à démontrer l’hypocrisie de cette prétendue démocratie syndicale. Peu de jours après ce vote, le nombre de grévistes atteindra 700.000. Près d’un million de travail-leurs y ont participé.
Le 20 décembre au matin, la grève commence chez les agents communaux à Anvers, les enseignants doivent suivre le 21 avec une grève de 24 heures, mais beaucoup d’écoles sont fermées dès le 20 et la grève sera au finish. Les agents communaux sont rejoints le matin même par les dockers et les ouvriers du port qui, pour ce faire, sont obligés d’en venir aux mains avec leurs délégués.
Le lendemain, le syndicat des transports UBOT fait même circuler un tract dans lequel il annonce que la situation est normale au port ! Et cela après l’arrestation de 13 militants, dont un ancien député communiste.
Le secrétaire général de la FGTB et député socialiste d’Anvers, Louis Major, déclarera à la Chambre le 21 décembre que « nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel. »
A Charleroi, les 8000 travailleurs des ACEC débrayent comme un seul homme et forment des cortèges de motos qui font débrayer les usines des alentours. Le délégué communiste Robert Dussart est à cette occa-sion menacé par téléphone d’exclusion de la FGTB pour indiscipline, car le mot d’ordre de grève n’était pas encore donné. Même la police débraye à Charleroi.
Chez Cockerill, à Liège, les délégués dévoués à André Renard font tout pour éviter les débrayages : réfléchissez camarades, il y aura les fêtes, les Flamands ne sont pas décidés, c’est une lutte importante qu’on ne pourra gagner que sous condition d’être disciplinés, c’est casse-pipe, etc… Ils y arrivent une première fois, mais l’après-midi, quand les nou-velles se précisent des débrayages en Flandre et à Charleroi, ils ne peu-vent plus freiner les travailleurs déterminés qui se regroupent pour l’occasion derrière les militants du PC, ou des JGS, connus pour leur combativité, bien qu’ils ne soient pas forcément délégués. D’après le journal catholique de gauche La Cité, il paraît même qu’un délégué a failli être jeté dans la coulée d’acier en fusion.
Le 21, la grève s’étend partout. En Flandre, la grève se concentre surtout sur les centres industrialisés d’Anvers et de Gand, mais elle s’étend également. A Gand, les travailleurs de la régie électrique occupent la centrale et les bâtiments. C’est la seule usine qui sera occupée pendant la grève. L’occupation durera jusqu’au 30 décembre, quand les grévistes sont expulsés manu militari et réquisitionnés de force pour faire fonctionner l’usine sous surveillance des « forces de l’ordre ». Ils afficheront alors sur leurs vêtements de travail l’inscription « Zivilarbeiter », faisant référence à d’autres régimes qui avaient utilisé la force pour briser la classe ouvrière. Mais pour l’heure, les usines de la région sont privées d’électricité et ne peuvent plus produire.
Les dirigeants syndicaux doivent se dépêcher pour sauter dans le train en marche, s’ils ne veulent pas en perdre la direction. Enfin, ils ne le font que dans la mesure du strict nécessaire. Ainsi, Louis Major, secré-taire général de la FGTB nationale déclare : « La FGTB n’est pas pour la grève générale. Elle n’a donné aucun mot d’ordre dans ce sens. » Jusqu’au bout, la direction nationale de la FGTB refuse d’appeler à la grève générale et laisse l’initiative aux centrales régionales.
Au soir du deuxième jour de grève, la Centrale régionale de Liège, sous la direction de Renard, décide « l’élargissement au maximum du mou-vement de grève engagé par la classe ouvrière liégeoise, propose de donner le mot d’ordre de grève générale à outrance et rappelle aux travailleurs qu’ils doivent suivre les seuls mots d’ordre de l’organisation syndicale. Les seuls comités responsables sont ceux qui ont été librement choisis au sein de l’organisation par les affiliés. La régionale FGTB de Liège, fidèle à ses principes d’indépendance syndi-cale, rejette toute intrusion politique ou autre dans la conduite du con-flit. »
Les comités librement choisis lors d’élections syndicales… Mais au-jourd’hui c’est la grève et les travailleurs qui les avaient peut-être choisis ne sont plus les mêmes et les travailleurs en grève ont d’autres objectifs. Et aujourd’hui, ils choisissent librement d’autres militants, Edmond Guidé, par exemple : ouvrier sidérurgiste et militant trotskyste au sein de la JGS, il a invité ses camarades d’Ougrée à débrayer et à former des comités. E.Guidé devra comparaître devant une commission de discipline de l’appareil syndical.
Le deuxième jour de grève, A. Renard prendra aussi l’initiative de la formation du comité de coordination régionale wallonne. Il s’enfonce donc dans la brèche ouverte par les dirigeants de la FGTB nationale pour diviser le mouvement et il entérine la division régionale. Ce n’est pas lui qui s’adressera aux travailleurs flamands. N’ont-ils pas librement choisi les dirigeants qui n’appellent pas à la grève?
Si les centrales régionales flamandes n’appellent pas à la grève générale dans leurs régions, c’est qu’elles espèrent encore endiguer le mouvement, important mais minoritaire et qui fait face à l’opposition du milieu catholique.
Le syndicat chrétien (CSC) s’opposera au mouvement tout au long à la grève. Mais les travailleurs de la base ne l’entendent pas de cette oreille. Leur réponse est une accentuation de la pression sur les différentes cen-trales de la CSC, pour les contraindre à lancer le mot d’ordre de grève. C’est ainsi que la Centrale chrétienne des services publics d’Anvers a dû se résoudre, après plusieurs refus, à finalement convoquer une assemblée générale. Assemblée très tumultueuse mais où la base finira par l’emporter. Cette décision sera fatale au port d’Anvers où 100 navires restent bloqués au port. Les dockers affiliés aux deux syndicats forment des comités d’action et parcourent ensemble les grands centres et incitent les autres entreprises à débrayer.
Auguste Cool, le président de la CSC à l’époque, doit avouer le 24 décembre dans une interview à la Libre Belgique : « Je ne tiens plus mes troupes en main. En dépit de mes consignes, les syndiqués chrétiens fraternisent de plus en plus avec leurs collègues socialistes, vous devez faire des concessions, (…), sinon, je ne réponds pas de ce qui pourrait arriver. »
C’est pourquoi le Cardinal Van Roey, chef des catholiques de Bel-gique, se sent obligé d’appeler à la veille de Noël « ceux qui obéissent à leur foi » à reprendre le travail. Mais ces saintes paroles n’arrivent pas non plus à bout de la volonté combative des travailleurs.
Le gouvernement et les dirigeants syndicaux et socialistes se rendent compte que la grève ne se calmera pas durant la fête de Noël. En effet, les grévistes passent le réveillon réunis autour du braséro du piquet de grève et ceux qui l’ont vécu diront que c’était le Noël le plus merveil-leux de toute leur vie.
Mais le gouvernement commence à prendre ses dispositions pour la répression. Le 24 décembre, les parachutistes stationnés en Allemagne reçoivent l’ordre de rejoindre leurs unités au pays, les gares et certaines entreprises seront occupées par l’armée.
Face à la grève générale, l’Etat bourgeois fait tomber le masque parle-mentaire et montre son vrai visage d’appareil de répression. Les travailleurs ne reculent pas devant l’affrontement.
Mais justement à ce moment où la grève se dirige vers l’affrontement entre la classe ouvrière et l’appareil d’Etat bourgeois, tous les dirigeants à la tête du mouvement s’empressent de rester dans le cadre parlementaire.
PSB et FGTB ne trouvent rien de mieux que …de regretter ne pas être associés aux négociations entamées entre le gouvernement et la CSC. En guise de radicalisme, la presse socialiste de Charleroi s’insurge le 23 décembre contre le gouvernement Eyskens « qui n’a pas hésité à pro-voquer une atmosphère de guerre civile. » Le 23 également, députés socialistes et communistes donnent libre cours à toute leur combativité dans une bagarre qui éclate à la Chambre, suite à la déclaration du car-dinal. « Le Soir » écrit : « Les socialistes s’avancent menaçants vers la tribune. Un tumulte indescriptible, cris des socialistes. La majorité se lève et quitte l’hémicycle tandis que socialistes et communistes, debout, entonnent l’Internationale ». Qu’ils terminent sans doute, comme à leur habitude par « à bas les calotins »…
Un spectacle de guignols tandis que dehors, l’armée prend position dans le parc de Bruxelles, que des patrouilles circulent, l’arme au poing.
Le parti communiste se tient également dans le cadre parlementaire : dans le Drapeau Rouge du 24 et 26 décembre, le PC publie une lettre, adressée aux députés PSC et libéraux, que les députés communistes proposent de faire adopter par les assemblées de grévistes… Sur le ton:
« Cher collègue,
Nous nous sommes quittés vendredi dernier. A ce moment, vous étiez encore décidés à voter la loi unique. Et vous pensiez que les grèves n’avaient point de caractère profond. Nous espérons que votre avis a changé, … Si tel n’était pas le cas, cela signifierait que vous êtes mal informés, … »
Etc etc … et le PC les invite à voter contre la loi le 3 janvier…
Un peu plus tard, le PC s’insurge du fait que le roi – en voyages de noces – n’est pas encore rentré. Ne faudrait-il pas que le monarque soit là pour réceptionner la démission du gouvernement ?
Des jours comme ça, les militants du PC dans les entreprises doivent avoir envie de se cacher dans les toilettes et espérer que personne ne veuille acheter le Drapeau Rouge.
Quant à l’hebdomadaire La Gauche, Mandel y écrit le 24 décembre : « Pourquoi des députés socialistes ne déposeraient-ils pas d’urgence pareille loi cadre sur la réforme fiscale et les réformes de structure. Pourquoi ne reprendraient-ils pas à cette fin l’essentiel du projet de réforme fiscal élaboré en commun par la FGTB et la CSC. La grève acquerrait ainsi un but positif à côté de son but oppositionnel : l’adoption de ces projets socialistes à la place de la loi du malheur. »
Comme si il y avait quoi que ce soit à attendre d’un tel vote et quoi que ce soit à attendre des députés socialistes. Il donne des conseils aux so-cialistes, plutôt que de les dénoncer. Personne ne discute du fait que la classe ouvrière organisée ne peut compter que sur elle-même dans l’affrontement avec l’appareil bourgeois. Personne ne discute du parlementarisme et de l’Etat bourgeois pour expliquer qu’il est l’ennemi des travailleurs, ce que tout le monde peut constater.
Les travailleurs – on n’est que quinze ans après la fin de la guerre – ont cependant une certaine expérience avec les êtres humains en uniforme.
Le journal Le Peuple signale que le mécontentement est grand parmi la troupe qui fraternise ça et là avec les grévistes. Certains gendarmes supplétifs auraient même prêté leurs bons offices pour rétablir des liaisons entre différents piquets de grève. En plusieurs endroits, les paras seraient laissés sans nourriture. Heureusement que les comités de femmes qui apportent la soupe aux piquets de grève, ont compté large pour les patates. Sur les photos aussi, on voit des banderoles qui s’adressent aux gendarmes : « Gendarmes, n’oubliez pas que c’est pour vos enfants que nous nous battons ».
C’est André Renard qui a l’air le plus révolutionnaire. En réveillant par la même occasion des souvenirs de son passé glorieux, il lance, le 24 décembre, dans la Wallonie l’appel suivant aux soldats: « Soldats, la classe ouvrière belge est entrée dans une lutte décisive pour son droit à l’existence. Le gouvernement va utiliser la troupe, aux côtés de la gen-darmerie, pour tenter de briser les grèves et de réprimer le mouvement social en cours.
Nous vous demandons de comprendre et de faire votre devoir. Si on vous commande de travailler à la place des ouvriers dans des entre-prises ou des services immobilisés par la grève, croisez-vous les bras !
Si l’on vous met en face de grévistes ou de manifestants, souvenez-vous qu’ils sont vos parents, vos frères, vos amis. Fraternisez avec eux. Vous êtes mobilisés pour défendre le pays et non pour l’étrangler. Ne craignez rien. Tout le mouvement ouvrier socialiste est là pour vous défendre. »
Ce numéro de La Wallonie est saisi. L’appel circule par tract.
Ces mots sont un bon exemple du ton pseudo-révolutionnaire dont sont capables des traîtres de cet acabit.
L’Etat attaque le mouvement là où il le pense le plus faible. Le mercredi 28 décembre au matin, à Gand, une manifestation rassemblant plus de 20.000 travailleurs s’est déroulée dans le centre ville. Au moment de la dispersion, des accrochages violents se produisent entre grévistes et forces de l’ordre, dont les consignes frisent la provocation. Gaz lacrymogènes, bagarres, plusieurs personnes sont blessées et transportées à l’hôpital. La charge fait deux blessés graves du côté des grévistes. Des manifestants sont repoussés par les gendarmes jusque dans le local syndical, des gendarmes y pénètrent de force, une bagarre générale éclate à coups de crosses, de chaînes, de verres, de chaises et de tables.
Suite à ces violentes bagarres, la régionale FGTB ne peut plus rester sans réaction et décrète d’urgence la grève générale régionale. Portée par l’indignation, la grève s’étend encore en Flandre, de nombreux affi-liés de la CSC rejoignent la lutte, partout dans le pays, les grévistes manifestent leur solidarité et leur indignation.
Après une manifestation de 30.000 travailleurs à Anvers, même Louis Major se sent obligé de déclarer « il faut poursuivre la grève jusqu’à la victoire finale ». Mais il n’appelle toujours pas à la grève générale nationale.
Face à tous ces problèmes, les grévistes sentent,de jour en jour, la né-cessité d’une action coordonnée et nationale, la nécessité d’une centra-lisation du mouvement. A partir du 28 décembre, en fait le jour de la répression à Gand, commencent à fuser, dans les assemblées, des voix qui réclament une marche sur Bruxelles. Cette idée fait écho à la marche sur Bruxelles organisée lors de la crise royale dix ans aupara-vant. A l’époque, les travailleurs avaient commencé à marcher sur Bruxelles, contre la royauté ; les dirigeants socialistes les avaient conviés à regagner leurs foyers : « Léopold a abdiqué ». Et Baudouin fut intronisé avec la bénédiction du PSB… Beaucoup de travailleurs tien-nent de là leur conscience qu’on ne peut pas faire confiance aux diri-geants socialistes.
L’idée de la marche sur Bruxelles exprime aussi confusément la volonté de défier le gouvernement et l’Etat bourgeois là où il se trouve, dans la capitale. C’est aussi la volonté de s’unir avec les grévistes flamands, voire de soutenir les grévistes flamands qui se battent tous les jours maintenant. De « mars op Brussel » fera également recette dans les assemblées de grévistes en Flandre.
C’est précisément ce que les dirigeants syndicaux veulent éviter. A partir de ce jour, les manifestations et rassemblements se multiplient pour réclamer la marche sur Bruxelles. En tout cas en Wallonie, plus aucun dirigeant syndical ou socialiste ne peut s’adresser aux grévistes sans être interrompu par les cris « A Bruxelles, à Bruxelles ».
C’est le 29 décembre qu’André Renard déclare pour la première fois dans un meeting : « Si le gouvernement ne cède pas, il nous reste en-core une arme : l’abandon total de l’outil » c’est-à-dire surtout l’abandon des hauts fourneaux, qui en refroidissant, bloqueraient la production pour des mois. La revendication fédérale fait également son entrée, notamment par une affiche anodine publiée par La Wallonie : « La Wallonie en lutte » avec le coq wallon sur fond jaune qui fait son apparition aux fenêtres des logements ouvriers. En signe de solidarité, des bourgmestres socialistes de bien des communes de la région lié-geoise et au-delà, hissent le drapeau wallon. La combativité ouvrière est de plus en plus présentée comme une caractéristique wallonne.
Le timing n’est pas un hasard. Au lendemain de la manifestation réprimée à Gand, les yeux de tous le grévistes de Wallonie sont tournés vers la Flandre.
Le 3 janvier, des milliers de grévistes manifestent en Wallonie, mais les dirigeants ont pris bien soin de les disperser dans des petites villes.
A suite de la manifestation à Grivegnée, A. Renard déclare : « nous n’irons pas à Bruxelles. Nous ne voulons pas de morts sur les routes : la dernière fois nous étions 40.000 pour marcher sur Bruxelles. Cette fois, si nous n’étions pas 50.000, ce serait un échec. »
Ils sont bien plus à manifester ce jour là. Mais ni les 8000 qui manifestent à Grivegnée, ni les travailleurs qui manifestent par milliers dans d’autres petites villes, n’ont le moyen de compter l’ensemble des manifestants.
Dans le meeting qui fait suite à la manifestation du village d’à côté, à Yvoz-Ramet, Renard prend nettement position pour la revendication du fédéralisme. Il dit: « Le peuple wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60% des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gou-vernement du peuple et pour le peuple. On veut punir les Wallons parce qu’ils sont socialistes. »
Et il enchaine : « Vous n’avez jusqu’à présent donné aucun signe de lassitude, mais le moment est venu de faire plus encore. Nous avons pensé à utiliser l’arme ultime et, pour ce faire, nous avons pris toutes nos responsabilités. Je vous annonce que le comité de grève a pris la décision de principe d’abandonner l’outil (vibrantes ovations). Nous sommes conscients de ce que cela représente, mais nous le voulons. L’ordre en sera donné en temps voulu. Nous n’accepterons pas de mettre un genou à terre. Notre cause est juste, nous voulons la ga-gner. Etes-vous pour l’abandon de l’outil ?» Un immense « oui » lui répond. Enfin de l’action, enfin une perspective qui a du moins l’air d’être radicale. Mais il s’agit bien entendu d’une impasse et d’un sacrifice inutile.
Le comité de grève dont A. Renard parle n’est autre chose que le comité de coordination des bureaucrates syndicaux wallons, nullement élu et nullement contrôlé par les grévistes.
Il n’est évidemment pas question de mettre la menace en pratique. Le soir même, une auto disposant d’un puissant haut-parleur de la FGTB de Liège diffuse dans les rues d’Ougrée et de Seraing un appel aux ouvriers en vue de maintenir l’entretien des hauts fourneaux.
Mais les grévistes continuent à scander dans toutes les manifestations « à Bruxelles, à Bruxelles ». Voici le souvenir de G. Dache d’une manifestation à Charleroi, le 3 janvier : « 15.000 manifestants défilent en scandant « Gaston démission », « Les banquiers doivent payer ». Georges Debunne, secrétaire national de la CGSP veut prendre la pa-role du balcon du local socialiste pour inviter les manifestants à se disperser. Des huées et des cris viennent l’interrompre, les manifestants réclament la « Marche sur Bruxelles », « Au Parlement », « De l’action aujourd’hui ». Quand Debunne redemande aux manifestants de se dis-perser, ce sont de nouvelles huées. Il insiste. On l’entend péniblement déclarer que les manifestants ne doivent pas donner l’impression qu’ils ne s’entendent pas avec leurs dirigeants, et leur fixe rendez-vous demain à 10h00, à la maison du peuple. Nouvelles huées. A l’issue de la manifestation des jeunes s’énervent contre des traminots jaunes, un bus est chahuté. »
A Charleroi, les manifestants réclament aussi la venue d’A. Renard. Qui ne viendra pas. Ce n’est pas lui qui s’adressera directement aux travailleurs, par-dessus les appareils syndicaux pour lesquels il exige le respect des grévistes. C’est seulement le 9 janvier, quand la grève est déjà dans sa phase déclinante, qu’il se déplacera une fois à La Louvière.
La grève entre dans sa troisième semaine, sans paye. Sans perspective, les grévistes tournent en rond, piétinent d’une manifestation au meeting suivant. La nervosité monte, les provocations des forces de l’ordre aussi.
Le 5 janvier, A. Renard sort le premier numéro de son nouveau journal Combat. Qui titre sur la première page « La Wallonie en a assez ». Et un peu plus loin : « Cette fois, le NON des travailleurs est non seulement catégorique, mais il est lourd, très lourd de signification. Nous en avons assez, disent les travailleurs wallons, de ne pouvoir avancer à cause d’une Flandre où souffrent nos camarades flamands sur le che-min de la libération économique et sociale. »
Le 6 janvier, 12.000 manifestants à Gand réclament la marche sur Bruxelles. Au même moment, Renard retient des dizaines de milliers de manifestants à Liège qui réclament la même chose. L’ambiance est électrique. Les grévistes, qui piétinent depuis des jours et des jours, qui commencent à ressentir le manque de salaire, scandent « à Bruxelles, à Bruxelles ». Mais Renard les exhorte à la discipline et à la dignité. Le moment opportun, les dirigeants syndicaux sauront prendre leurs res-ponsabilités. Et il évoque encore une fois l’abandon de l’outil, son arme ultime… contre l’union de la lutte.
La grève est totale, dit-il, chose dont les Wallons peuvent être fiers, il n’y qu’à la gare et à la poste que quelques jaunes continuent à travail-ler. Il ne faut pas plus pour que des milliers de manifestants s’élancent en direction de la poste et de la gare. Il y aura trois morts dans les bagarres avec la gendarmerie.
Les grévistes sont engagés dans la bataille derrière des généraux qui ne veulent pas leur victoire. Voilà tout le problème. Mais n’y a-t-il pas d’autres dirigeants ?
Le PC, disons-le tout de suite, est tout à fait opposé à la marche sur Bruxelles qu’il juge trop dangereuse. Il faudrait en effet être autrement mieux organisé.
La Gauche a titré le 1er janvier : « Organisons la marche sur Bruxelles ». Mais qui est ce « nous » ? Mystère. Le numéro suivant du 7 janvier, lendemain de la manifestation à Liège, titre « Au gouverne-ment des gendarmes, opposons la démocratie des travailleurs. Marche sur Bruxelles, Wallons, Flamands, envoyez dès maintenant de grosses délégations dans la capitale ! Bruxellois, préparez des comités d’accueil !!! » Dans l’éditorial, Mandel explique : « Pris de panique devant la perspective de cette marche sur Bruxelles, le gouvernement des gendarmes a transformé Bruxelles en un camp retranché… Mais tous ces préparatifs sont parfaitement inefficaces. Toute marche qui voudrait se concentrer sur un seul jour et se heurter à cette concentra-tion de forces répressives serait naturellement une folie. Par contre, toute marche qui s’échelonnerait sur plusieurs jours, c’est-à-dire qui amènerait tout de suite, et dans les jours qui suivent, quotidiennement des milliers de Wallons et de Flamands à Bruxelles, placerait le gou-vernement devant un dilemme terrible. Ou bien il laisse passer, et alors 200 à 300.000 travailleurs se trouveraient bien vite dans la capitale et y pèseraient de tout leur poids sur le parlement. Ou bien il installe ses barrages, et alors il désorganise et arrête lui-même tout le trafic dans le pays pendant plusieurs jours, sinon pendant une semaine, contri-buant ainsi à sa manière à l’arrêt total de toute l’activité économique, au triomphe de la grève générale. Notre proposition n’a rien d’insurrectionnel. Elle est parfaitement légale. »
Une marche sur Bruxelles en cachette du gouvernement. C’est une proposition ridicule.
Mais qui vaut quand même à La Gauche de se voir retirer la possibilité d’utiliser la presse du journal La Wallonie. Interdiction suite à laquelle La Gauche se justifie sous la plume de Jacques Yerna : « Si nous avons lancé le mot d’ordre de la marche sur Bruxelles, c’est avant que le Congrès national de l’Action Commune de Liège du jeudi 5 janvier ne l’ait rejeté pour se prononcer sur l’abandon de l’outil. (…) Comme nous constatons aujourd’hui que cette revendication n’a pas été re-prise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons qu’au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n’était encore connue à ce sujet. »
Au moment où les travailleurs commencent à être déçus des dirigeants syndicaux, La Gauche s’incline devant eux. Il n’y a aucune discussion sur l’opportunité de l’abandon de l’outil. Le journal continue à dé-fendre A.Renard jusqu’au bout. Et l’issue est proche. Sans direction capable de passer à l’étape suivante, la grève piétine.
Le problème, en fait, c’était surtout de permettre aux travailleurs d’apprendre à diriger leur lutte, sans les dirigeants syndicaux – contre eux s’il le faut – à discuter, voter et mettre en application eux-mêmes leurs choix. Aucune de ces organisations n’avait cette préoccupation-là.
Même s’il n’y avait eu que quelques comités de grèves réellement élus par les travailleurs et responsables de leur mouvement, ils auraient pu faire directement la jonction avec des grévistes flamands, faire des appels communs, organiser eux-mêmes des manifestations communes, même limitées. Cela n’aurait bien sûr pas permis de prendre la direction de l’ensemble du mouvement, mais cette politique aurait posé les bases d’un mouvement ouvrier autonome vis-à-vis des syndicats et du PSB.
Sans direction qui ouvre des perspectives, les grévistes tournent en rond, se fatiguent. Quand, le 13 janvier, la loi est votée, c’est l’occasion pour bien des dirigeants syndicaux d’appeler à la reprise du travail. La démoralisation s’est installée et à bien des endroits les travailleurs reprennent le travail. En Flandre, les bastions ouvriers sont de plus en plus isolés et abandonnés par leurs camarades wallons, ils ne peuvent plus résister. Ils finissent par rentrer. Les Wallons suivent.
Au lendemain de la grève, André Renard fonde le Mouvement Populaire Wallon. En 1962, la frontière linguistique est tracée. Le fédéralisme sera un thème central des trente prochaines années, porté par des militants wallons de la FGTB et du PSB qui finira par éclater en 1978 en un parti wallon et un parti flamand.
La tradition « renardiste » persiste à la FGTB et au PS wallon. Ce sont les descendants d’A. Renard à la FGTB qui ont par exemple poussé à la scission de la centrale des métallos en 2006 et qui voient dans l’étape actuelle du découpage du pays une « chance historique », dixit Francis Gomez, président de la FGTB Liège et Luxembourg en 2009.
Les trotskystes et les comités de grève
Jusqu’au bout, les grévistes, pourtant méfiants vis-à-vis des directions syndicales, se sont limités à faire pression sur eux pour leur faire adop-ter une certaine orientation.
Les comités de grève ont cependant existé. Mais il ne suffit pas de comités de grève, il faut dans ces comités des militants révolutionnaires qui, à chaque instant, poursuivent l’objectif de l’émancipation des travailleurs, les aident à devenir assez conscients et assez organisés pour prendre leurs affaires en main eux-mêmes.
Aux ACEC à Charleroi, par exemple, il existe un comité de grève, dirigé par Robert Dussart, militant du PC. Interviewé dans La Gauche du 7 janvier, il dit : « Rapidement, c’est-à-dire après trente heures environ, l’appareil nous a rejoint et approuvé. Nous sommes donc convaincus d’avoir bien servi le mouvement syndical. » Le rôle du comité de grève se limite à cela : forcer un peu la main à l’appareil.
Il y a des militants trotskystes qui ont agi autrement : voici pour preuve le témoignage de Gilbert Leclerc, à l’époque ouvrier maçon et JGS (il a adhéré à la IVème Internationale pendant la guerre): « On a vite ramassé nos outils et on a quitté le chantier. J’ai couru directement à la Maison du Peuple car c’est là qu’il fallait être. Pour nous, militants révolutionnaires, c’était le moment de montrer ce qu’on valait.
La première chose que nous avons faite en arrivant à la Maison du Peuple de Leval a été de mettre sur pied un comité de grève élu en as-semblée. (…) Je me suis dit : « Si je laisse les dirigeants locaux du PSB prendre les affaires en mains, c’est foutu ».
A peine à la Maison du Peuple, je tombe sur des camarades qui étaient allés faire débrayer des usines. La plupart étaient d’anciens JGS. Nous avons immédiatement initié un comité provisoire qui a lancé un appel à tenir une assemblée pour la formation d’un comité de grève. Dans l’après-midi, nous avons constaté que la grande salle de la Maison du Peuple était trop petite pour accueillir tous les travailleurs. Notre co-mité provisoire de grève composé d’une poignée de militants est monté sur la scène et j’ai dit : « Nous n’avons pas la préten-tion de vous donner des ordres, mais si vous voulez organiser de ma-nière sérieuse la grève, il faut un comité qui réponde à votre attente ».
Notre comité provisoire a été confirmé par l’assemblée et on y a joint tous ceux qui étaient d’accord d’y participer. Nous avons fait appel à l’assemblée pour élargir le comité car nous sentions bien que nous ne serions pas de trop pour assumer toutes les tâches. On s’est donc re-trouvé avec un comité composé d’une trentaine de travailleurs dont j’ai été le porte-parole pendant toute la durée de la grève. »
Mais Mandel écrit dans La Gauche du 24 décembre : « Incontestablement, le mouvement vise ainsi le renversement du gouvernement. Mais la question se pose : par quoi le remplacer ? Nous avons, dans La Gauche prôné une formule claire un gouvernement des travailleurs appuyé sur les syndicats !»
A la base, le militant se dépêche pour ne pas laisser l’initiative aux réformistes. Mais la direction indique le chemin : rester derrière les appareils syndicaux – qui sont dirigés par les réformistes!
L’ancien JGS liégeois, Georges Dobbeleer, témoigne : « A Liège nous n’avons pas mis en avant le mot d’ordre, pourtant conforme à notre doctrine, d’élections généralisées de comités de grève élus dans chaque entreprise par tous, syndiqués et non syndiqués. A Charleroi ce mot d’ordre fut diffusé. A Liège, cela serait apparu aux yeux des gré-vistes comme une distance – sinon un désaveu – envers l’autorité des délégations syndicales et de Renard lui-même. (…) C’était cependant difficile pour nous d’être forcés de « suivre » Renard sans chercher à créer une relative indépendance des grévistes à son égard. (…) En réa-lité nous avions cherché non à nous opposer à Renard, mais à le pous-ser vers une action efficace : la marche sur Bruxelles (…). »
Voilà la perspective que se donne La Gauche: pousser A. Renard aussi loin que possible. Mais il ne peut pas aller très loin, car il est lié à l’appareil… Le résultat c’est que les quelques militants révolutionnaires sont restés derrière l’appareil réformiste…
Après la grève, le groupe belge de la IVème Internationale éclate. Si Gilbert Leclerc et Georges Dobbeleer, restent avec Mandel, d’autres, dont Gustave Dache, lui reprochent d’être resté derrière A. Renard. Ils sont d’avis que « c’est uniquement autour du mot d’ordre d’un congrès national des comités et piquets de grève qu’aurait pu effectivement s’ordonner la campagne pour l’organisation de la marche sur Bruxelles, débouchant sur l’affrontement révolutionnaire ».
Pour l’affrontement révolutionnaire, il aurait sans doute fallu plus que ça, mais défendre la démocratie ouvrière à contre-courant, c’était préparer le moment où les grévistes entreraient en conflit avec le représentant de l’appareil qu’ était A. Renard. Et cela était certainement la tâche des révolutionnaires.