Il y a 12 ans, la lutte contre la fermeture de Ford Genk 

Il y a 12 ans, la direction de l’usine Ford à Genk annonçait son intention de fermer le site et licencier 4.300 travailleurs. 5.000 autres travailleurs perdront leur emploi  à la suite de la fermeture. Si les directions syndicales vont se limiter à la négociation de primes de départ, une fraction plus combative des travailleurs, en particulier chez les sous-traitants, va s’opposer à la fermeture et bloquer la production pendant plusieurs semaines, en opposition avec les directions syndicales. Les travailleurs de Ford obtiendront finalement des primes trois fois plus élevées que celles initialement proposées et les ouvriers de la sous-traitance partiront dans les mêmes conditions que ceux de Ford.

L’usine de Ford à Genk a été l’une des plus grandes usines automobiles en Belgique, plus de 14.000 travailleurs y étaient employés dans les années 1990. Cependant, avec l’augmentation de la productivité, les crises et les restructurations dans l’automobile, le nombre de travailleurs chute progressivement.  

En 2010, les syndicats négocient le « contrat d’avenir 2020 » qui prévoit la production d’un nouveau modèle de la Ford Mondeo et des emplois garantis jusqu’en 2014, en échange d’une baisse de salaire de 12% !

Mais alors que beaucoup de travailleurs s’attendent à avoir du travail chez Ford jusqu’en 2020 au moins, le 24 octobre 2012, en pleine semaine de chômage économique (il y aura 100 jours de chômage en 2012), la direction annonce la fermeture de l’usine pour fin 2014. Le nouveau modèle sera produit à Valence (en Espagne) au lieu de Genk.

La direction de Ford accuse la crise financière de 2008 et la surproduction dans le secteur automobile pour justifier les fermetures en Europe (des fermetures ont également lieu à Dagenham et à Southampton au Royaume-Uni,) mais le groupe fait pourtant des profits mirobolants dans ces années-là: 35 milliards de dollar de profit entre 2011-2013 !

L’annonce de la direction menace les 4.300 travailleurs de l’usine Ford mais également les très nombreux sous-traitants de l’usine. Au total, plus de 10.000 emplois sont menacés.

Politique des directions syndicales

En réaction à l’annonce de la fermeture de Ford Genk, les syndicats appellent à l’organisation d’une « marche pour l’avenir ».

Entre-temps, le 7 novembre, 250 travailleurs de Ford se rendent à Cologne, au siège de Ford Werke, où se tiendra le lendemain le comité d’entreprise européen du groupe. L’objectif des travailleurs est de bloquer la production de l’usine allemande. La police les y attend et tente de les empêcher de rentrer dans l’usine. Ils seront ensuite poursuivis par la justice pour cette action.

Le 11 novembre, se tient à Genk, la « marche pour l’avenir » dans les rues de la ville. Cette manifestation organisée par les syndicats et les autorités communales rassemble 20.000 personnes. Aux côtés des travailleurs et de la population de Genk, on trouve dans les rues de Genk des délégations étrangères : près de 700 travailleurs allemands de Ford Cologne et Sarrelouis, des délégués de Ford Valence, d’anciens travailleurs français de PSA ou encore une délégation de travailleurs d’Audi Bruxelles. 

Malgré le soutien de travailleurs de nombreuses entreprises, les directions syndicales n’ont pas cherché à étendre la mobilisation en s’appuyant sur le soutien qu’ils venaient de recevoir.

Les directions syndicales se focalisent uniquement sur l’obtention de primes et l’abaissement de l’âge de la prépension à 50 ans. Mais d’emblée la direction de Ford, comme le gouvernement et la Commission européenne s’y opposent frontalement : “illégale”, “irraisonnable” disent-ils.

Pensant améliorer le rapport de force, les directions syndicales privilégient d’abord la voie judiciaire. Sur la base du « contrat d’avenir 2020 » signé en 2010, elles assignent Ford en justice car l’entreprise ne respecterait pas ses promesses. Mais c’est une illusion de croire que la Justice peut être un appui quand les travailleurs s’opposent au patronat. Les juges et l’Etat sont du côté de la propriété privée comme ils le démontreront en faisant lever les piquets de grève quelques semaines plus tard ! 

Vu l’échec de la voie judiciaire, les syndicats bloquent 7.000 voitures produites sur le site de Genk et empêchent qu’elles sortent de l’usine. Ce blocage des voitures comme l’action en justice ne sont que des moyens d’améliorer leur position dans la négociation sociale, ils ne cherchent pas à construire un rapport de force sérieux pour s’opposer à la fermeture ou pour entraîner d’autres travailleurs dans la lutte. 

Deux jours après la “marche pour l’’avenir”, le 13 novembre, syndicats et direction de l’usine discutent du redémarrage de l’usine et des négociations dans le cadre de la Loi Renault qui encadre les “plans sociaux”. 

L’accord sur la reprise du travail prévoit huit jours de travail effectif entre le 24 octobre et le 31 décembre 2012. Les syndicats appellent à la reprise tout en poursuivant le blocage des voitures.

Les travailleurs de la sous-traitance – contre l’avis des syndicats – vont s’opposer à cet arrangement. Après deux jours de travail effectif, les travailleurs des quatre principaux sous-traitants présents sur le site décident de bloquer l’approvisionnement et l’entrée de l’usine principale. Ils n’acceptent pas les négociations en cours. 

En effet, ils sont payés en moyenne 30% de moins que les travailleurs de Ford, travaillent dans de plus mauvaises conditions et risquent, en cas de fermeture, de ne rien obtenir du tout. A titre d’exemple, la fermeture de leur site de production ne leur sera annoncée que 2 mois après celle de Ford Genk.

L’arrêt de travail chez les travailleurs de la sous-traitance met la production de tout le site à l’arrêt, ce qui empêche toute livraison de la Ford Mondeo en Europe à court terme (Genk est la seule usine à la produire).

Pour inciter les travailleurs de la sous-traitance à la reprise du travail, c’est le bourgmestre de Genk (CD&V) qui va jouer les intermédiaires et ils obtiendront finalement le paiement de leurs jours de grève et le retrait des sanctions et amendes contre les grévistes que la direction voulait leur imposer.

Référendum sur la reprise du travail

Fin 2012, les voitures sont toujours bloquées par les syndicats et le travail n’a toujours pas repris. Les directions syndicales et la direction de Ford négocient la reprise du travail pour janvier 2013. 

Deux propositions sont soumises aux travailleurs par référendum. Soit 40 jours de travail répartis sur trois mois au rythme de 1.000 voitures produites par jour (au lieu de 900 produites habituellement) en échange d’une prime mensuelle égale à 40 % du salaire brut. Soit 950 voitures quotidiennes sur une durée de 42 jours mais avec seulement 25 % de prime du salaire brut. Si la production est arrêtée, la prime est supprimée ; si la production est inférieure à ce qui est prévu, la prime est divisée par deux. Et pour chaque voiture produite, une voiture bloquée par les syndicats devra quitter le site. 

Bref, la direction veut faire reprendre le travail en augmentant les cadences pour accélérer la production des derniers milliers de voitures, en faisant tout pour dissuader les mouvements de grève ou les débrayages. 

La réunion syndicale prévue pour en discuter est interrompue par les travailleurs de la sous-traitance qui ne sont toujours pas pris en compte dans ces arrangements.

Avant le vote des ouvriers, la direction et les directions syndicales menacent les travailleurs. Chaque travailleur reçoit une lettre de la direction les menaçant, disant qu’il s’agissait d’une « ultime proposition » et que si le « Non » l’emportait, l’ensemble des travailleurs perdraient immédiatement non seulement leur salaire, mais aussi toute possibilité d’obtenir des allocations de chômage parce qu’ils seraient considérés comme étant en grève ! 

Les directions syndicales font pression dans le même sens. Par exemple, sur les documents et bulletins de vote syndicaux, un numéro est disponible pour ceux qui veulent s’informer sur les conditions en cas de vote négatif… c’est le numéro des RH de Ford Genk.

Beaucoup d’ouvriers critiquent la triche dans le vote pour la reprise du travail. Des centaines d’ouvriers n’auraient pas reçu de bulletin de vote, des bulletins auraient été annulés car ils sont annotés (ce qui n’est pourtant pas interdit). Officiellement, 54% des ouvriers auraient voté pour la proposition de la direction et la reprise du travail.

Pourtant, une fraction importante des travailleurs, en particulier chez les sous-traitants, était prête à mener la lutte contre la fermeture de l’usine. Une lutte, même minoritaire, peut imposer des concessions importantes au patronat. Et en particulier si elle s’étend à d’autres entreprises. A l’époque, il y avait une restructuration chez ArcelorMittal et en 2013, c’est Caterpillar à Charleroi qui restructurait. La crise économique touchait durement une fraction importante du monde du travail. 

Opposition à la reprise et constitution du comité d’action

Malgré le vote de reprise en janvier 2013, les grèves et les piquets ont repris chez les sous-traitants. Chez Ford, le travail a été interrompu après 85 voitures faute de pièces disponibles.

La fraction combative des travailleurs de la sous-traitance s’organise dans un comité d’action de 200 travailleurs, sans frontière syndicale, et coordonné par des membres du PTB. Ils demandent le retrait de l’accord de reprise, l’ouverture de nouvelles négociations sur le maintien de l’emploi ou des salaires jusqu’en 2020, le paiement des jours de grève et une discussion commune pour les travailleurs de Ford et ceux des fournisseurs.

Ils organisent des piquets, ralentissent les cadences, font cesser la production ; notamment la « pause choco » où ils arrêtent le travail 15 minutes à chaque heure de travail. Même en nombre réduit, ils perturbent fortement la production dans l’usine.

Leurs actions ont été préparées et discutées dans des tracts qui démolissaient le discours de la direction et appelaient à rejeter la proposition. Ces arguments ont été discutés au piquet, répercutés et discutés sur Facebook, Twitter,… Tout cela alors que le conflit continuait dans un certain isolement et en plein milieu des congés de fin d’année.

Ces même travailleurs qui faisaient les piquets ont envoyé une délégation à la manifestation de la FGTB à Namur lors de la journée de grève organisée dans cette province juste avant Noël.

Cette volonté de lutte impressionne des délégués syndicaux, certains déclarent « Si on nous avait dit il y a trois mois que les travailleurs feraient preuve d’une telle combativité et d’une telle ténacité, on ne l’aurait pas cru ».

Direction syndicale contre le comité d’action

Les directions syndicales sont frontalement opposées à ces actions. A propos des grèves, le président de l’ABVV Metaal, Herwig Joorissen déclare : « Je ne vois pas l’intérêt de détruire l’usine par la grève si tôt », « dans le contexte économique actuel, les syndicats doivent être très prudents avec l’arme de la grève. Il ne s’agit pas seulement de la perte de production subie par les entreprises, mais aussi de l’atteinte à leur image ». Mais Ford est en train de plonger des milliers de famille dans la misère ! Et il s’agirait de protéger son image ?!

Le comité d’action sera traité publiquement de “populiste et d’alarmiste” par la centrale syndicale. Selon un militant syndical, les directions syndicales iront jusqu’à menacer d’exclusion et de priver de mandat les syndiqués qui participent aux actions du comité.

La direction de l’usine s’engouffre dans la brèche pour attaquer les travailleurs en lutte. Ils font appel à la Justice et à la police pour faire lever les piquets des sous-traitants.

Référendum final

Mi-mars 2013, un dernier référendum valide finalement le plan social. Les primes de départ seront trois fois plus élevées que celles initialement proposées. Aussi, les plus âgés peuvent partir en prépension à 52 ans. Surtout, les sous-traitants auront obtenu, par leur lutte, les mêmes conditions de départ que les ouvriers de Ford. Ce qui n’arrive jamais sans lutte sociale. Ford a concédé ce plan social sous la pression de travailleurs combatifs de Ford et des sous-traitants, par peur que leur lutte gagne de l’influence parmi les autres ouvriers.

Alors que certains accusaient les travailleurs de la sous-traitance de diminuer, par leur lutte, l’enveloppe accordée aux ouvriers de Ford, c’est au contraire la lutte commune d’ouvriers des deux entreprises qui a permis d’améliorer les conditions de départ pour tous !

Cependant 28,3% des travailleurs de Ford et de la sous-traitance auront voté contre le plan social, pensant qu’il était possible d’obtenir encore davantage.

Sources consultées