Article paru dans la révue Lutte de Classe N° 103, éditée par Lutte Ouvrière France
En Belgique, les clivages communautaires basés sur les oppositions linguistiques semblent avoir pris dernièrement une dimension supplémentaire.
Il est vrai que cela est habituel dans les périodes électorales, comme l’est justement la période actuelle puisque des élections législatives doivent avoir lieu le 10 juin prochain. Mais la RTBF, la télévision d’Etat émettant en français, a soulevé une émotion considérable en diffusant, le 13 décembre dernier, juste après le journal du soir, une émission fiction annonçant en direct la sécession unilatérale de la Flandre. Pendant trente minutes, des milliers d’auditeurs ont ainsi pu croire que la frontière linguistique séparant les Belges néerlandophones des Belges francophones était devenue une frontière d’Etat. Cependant la fiction ne faisait qu’imaginer un prolongement de la situation actuelle, pas si invraisemblable au fond puisque des dizaines, voire des centaines de milliers de téléspectateurs, ont pu croire que l’information était vraie.
Il est un fait que depuis maintenant des dizaines d’années, les trois principaux partis politiques – sociaux-chrétiens, socialistes et libéraux – ne s’opposent plus guère sur le terrain politique ou économique, mais sur celui des clivages entre communautés linguistiques : la région flamande néerlandophone d’un côté, la région wallonne francophone de l’autre, auxquelles s’ajoute l’agglomération de Bruxelles. Géographiquement située en Flandre mais ayant une population très largement francophone, elle a été érigée en une région à elle seule.
Les partis politiques belges se sont longtemps partagé le pouvoir à deux, sociaux-chrétiens et libéraux, puis sociaux-chrétiens et socialistes. Puis le partage s’est fait à trois, et même à quatre en comptant les Verts. Ce sont maintenant les libéraux et les socialistes qui gouvernent ensemble depuis deux législatures au niveau fédéral, c’est-à-dire pour l’ensemble de la Belgique.
Mais le problème se complique du fait qu’il n’y a pas trois partis politiques principaux, mais six. Chaque famille politique est maintenant divisée en deux sur la base de la langue, Flamands néerlandophones d’un côté et Wallons ou Bruxellois francophones de l’autre, et les querelles régionales séparent toujours un peu plus les uns des autres.
Pourtant, s’il y a bien eu à une époque une oppression ou en tout cas des discriminations basées sur la langue, il y a longtemps que ce n’est plus le cas en Belgique. Mais cela n’empêche pas les discours communautaristes, basés sur les différences linguistiques, de marquer les esprits, finissant par transformer les différences en divisions et créant, en particulier, des obstacles supplémentaires au développement de la conscience de classe parmi les travailleurs.
Une unité nationale tardive
Les divisions d’aujourd’hui ont évidemment des racines dans l’histoire du pays. Comme bien d’autres populations européennes, celles qui composent la Belgique ont vécu tantôt séparées, tantôt rassemblées, au fil des invasions, des guerres et des déplacements de frontières. On peut d’ailleurs remarquer, en contrepoint aux mythes nationalistes d’aujourd’hui, que la plus grande partie de la Wallonie actuelle, le Hainaut et le Namurois, ont durant plusieurs siècles fait partie du même ensemble politique que le Brabant et la Flandre, tandis que la province de Liège, aujourd’hui en Wallonie, était, elle, administrée par le Saint Empire romain germanique depuis le 10e siècle.
Sans remonter aux multiples empereurs qui ont tour à tour dominé et laissé leur empreinte dans cette région, celles laissées par la période de la Révolution française ont été notables. En 1795, les armées de Bonaparte envahirent les terres dites des « Pays-Bas méridionaux », et ce fut sous la pression de leurs baïonnettes que les domaines de l’Eglise furent expropriés au profit de la bourgeoisie de la future Belgique. En 1815, après la défaite de Napoléon et pour limiter les tentatives d’extension de la France vers le Nord, les grandes puissances européennes décidèrent de regrouper les provinces de ces « Pays-Bas méridionaux » avec les Provinces-Unies des Pays-Bas, correspondant aux actuels Pays-Bas. Les anciens Comtés de Flandre, le Duché du Brabant, le Comté du Hainaut et celui du Namurois, la Principauté de Liège, furent ainsi attribués à la couronne d’Orange qui régnait sur les Pays-Bas.
Les changements induits par la Révolution française, avec la fin de la propriété féodale, les nouvelles frontières de l’Etat et les nouvelles institutions, se firent pour l’essentiel sans participation populaire. Il n’en fut pas de même de la révolution de 1830, qui aboutit à l’indépendance de la Belgique. Sous l’influence des événements parisiens de juillet 1830, la population, victime de la crise économique, du chômage et de la faim, se souleva les armes à la main contre les taxes sur le pain. Contre toute attente, elle infligea une défaite à l’armée des Pays-Bas de Guillaume d’Orange.
Or, de nombreuses dissensions opposaient déjà les couches dirigeantes des « Pays-Bas méridionaux » à celles du reste des Pays-Bas. L’Eglise catholique, hégémonique au Sud, se sentait menacée par les empiétements du calvinisme dominant au Nord. La noblesse francophone du Sud ne se voyait guère d’avenir dans cet Etat où le Nord dominait par le nombre et la puissance économique. Les industriels francophones du Sud, tout en regrettant la perte des débouchés, notamment coloniaux, découlant de l’appartenance aux Pays-Bas, se résignèrent à s’allier à la petite bourgeoisie francophone qui s’était placée à la tête des insurgés. C’est cette alliance de différentes classes qui s’orienta vers le séparatisme et l’indépendance des « Pays-Bas méridionaux », qui allaient ainsi devenir la Belgique.
Les circonstances internationales rendaient cette création possible car, dans cette Europe instable de 1830, les mêmes grandes puissances qui avaient auparavant réuni les Pays-Bas du Sud à ceux du Nord n’étaient pas prêtes à engager des opérations militaires pour répondre à l’appel à l’aide que leur lançait Guillaume d’Orange pour les reconquérir. Il y eut donc un consensus pour résoudre par des négociations entre diplomates le problème posé par la rébellion. Les représentants belges, admis à la table, n’avaient qu’une seule carte à jouer : les garanties de modération politique qu’ils pouvaient donner. Ils promettaient qu’il n’y aurait dans ce nouvel Etat ni République, ni suffrage universel, ni réformes : la seule liberté serait celle des affaires. Enfin, avec la création de la Belgique, ils garantissaient aussi qu’ils ne chercheraient pas à s’unir à la France et ainsi à la renforcer. L’équilibre entre les puissances européennes, et notamment entre la France et l’Angleterre, serait donc préservé.
C’est sur cette base que les grandes puissances européennes reconnurent le nouvel Etat. La Constitution belge fut votée par les représentants de 1 % de la population, les autres n’ayant tout simplement pas le droit de vote…
Un Etat francophone imposé à des populations qui ne l’étaient pas
Avec la création de la Belgique, le français devint la langue administrative de l’Etat. Pourtant, ce n’était la langue maternelle que d’une toute petite fraction de la population. Au nord, elle parlait des dialectes flamands, apparentés au néerlandais parlé aux Pays-Bas. A l’est, elle parlait souvent un patois allemand. Enfin au sud, elle parlait un dialecte wallon ou le picard, apparentés au français.
Après 1840, la Wallonie s’industrialisa rapidement, autour des mines de charbon et de la sidérurgie. Une large classe moyenne moderne s’y développa, comprenant cadres d’industrie, employés et fonctionnaires. Avec la scolarisation, l’apprentissage du français à la place des dialectes wallons fut un des aspects de l’élévation sociale de cette couche. Il n’y eut donc pas d’opposition régionaliste wallonne à cette « francisation ».
En revanche, en Flandre, la seule industrie était celle du travail du coton. Les paysans flamands, qui filaient à domicile sur des métiers à main, furent ruinés par la concurrence de l’industrie mécanique anglaise. Chassés des campagnes par la pauvreté, ils rejoignaient en masse l’industrie textile en développement dans les villes. Ils y tombaient sous la coupe de patrons francophones, dans un contexte où la concurrence entre salariés était féroce et où les salaires s’effondraient. Ainsi, au 19e siècle, la Flandre ouvrière mourait littéralement de faim. Ses protestations, ses manifestations étaient cependant réprimées par un appareil policier et judiciaire dont les officiers et les magistrats ne parlaient et même ne comprenaient que le français. En même temps que la misère se répandait et que toutes sortes d’injustices et de violences frappaient la population flamande, on tentait de lui imposer la langue française sans le moindre égard. Or les éléments les plus cultivés assimilaient évidemment bien plus facilement le néerlandais, dont les patois flamands étaient proches.
Par ailleurs, si de nombreux Flamands trouvaient du travail en Wallonie, ils n’y étaient pas mieux traités que les immigrés italiens, marocains ou africains n’allaient l’être un siècle plus tard. Ne parlant pas la langue de leur patron et de ses contremaîtres, ils restèrent cantonnés aux travaux les plus durs et aux plus bas salaires.
Ainsi, pendant près d’un siècle, le développement économique inégal et les clivages sociaux qui l’accompagnaient ont tendu à cristalliser en même temps un clivage linguistique.
Le problème linguistique, le mouvement ouvrier et le mouvement flamand
Les militants socialistes furent les premiers à organiser les travailleurs flamands, à animer leurs luttes contre l’oppression et à les politiser.
Les ouvriers flamands, comme leurs homologues wallons, étaient attirés par le socialisme, et le mouvement ouvrier aurait pu avoir une politique visant à dépasser les divisions régionales et linguistiques. Les militants socialistes devaient s’exprimer en néerlandais et aussi en français et étaient bien obligés de se faire comprendre en patois flamand. Ils auraient pu mettre en avant la reconnaissance de la langue néerlandaise à égalité avec le français, revendiquer des écoles enseignant le néerlandais aux enfants dont c’était la langue maternelle, ainsi qu’une administration, une justice, employant cette langue pour pouvoir être comprises de la population.
Malheureusement, le Parti ouvrier belge, fondé en 1884, se refusa à reprendre dans son programme la lutte contre l’oppression linguistique, qui était pourtant une réalité pour la population flamande. Ce parti était sous la direction de petits-bourgeois francophones, des avocats comme Jules Destrée, des journalistes comme Louis Bertrand, des universitaires comme Emile Vandervelde qui considéraient que la solution aux problèmes rencontrés par les néerlandophones dans leurs rapports avec des institutions et des oppresseurs qu’ils ne comprenaient pas était… d’apprendre le français. Ils justifiaient cette attitude par la nécessité de « préserver l’unité du pays », voire de « favoriser l’unité de la classe ouvrière ». Mais dans les conditions de misère et d’exploitation des travailleurs flamands, l’apprentissage du français était hors de portée de la majorité d’entre eux. Seuls ceux qui émigraient vers la Wallonie finissaient par apprendre cette langue.
Cette démission politique de la social-démocratie devant le problème de l’oppression linguistique ouvrait un espace aux autres tendances politiques prêtes à s’emparer de ce combat. Ce fut le cas de tendances issues de la petite bourgeoisie flamande, à commencer par le mouvement nationaliste flamand. Celui-ci, né à peu près en même temps que la Belgique, resta longtemps très minoritaire. Il se développa à partir de 1890, alors que la Flandre commençait à rattraper son retard industriel, avec le port d’Anvers comme levier. Ses militants, des prêtres, des intellectuels de la classe moyenne, revendiquèrent l’instauration du bilinguisme dans l’administration, ce qui signifiait l’accès de la petite bourgeoisie flamande à des emplois publics jusque-là presque exclusivement réservés aux francophones.
Devant cette pression montante, en 1898, le néerlandais fut finalement reconnu comme langue officielle, à égalité avec le français. En 1900, des lois linguistiques imposèrent que le néerlandais soit utilisé sur le territoire de la Flandre.
En réaction apparut « le mouvement wallon ». Les premières Ligues et Sociétés de défense wallonnes virent le jour… dans l’agglomération bruxelloise et en Flandre. Leur but affiché était selon l’historien Freddy Joris « de préserver les intérêts professionnels des francophones menacés par la perspective du bilinguisme » et en particulier « de sauvegarder le maximum d’emplois publics pour les francophones ». Ces cercles avaient cependant la prétention de faire œuvre émancipatrice : les premiers militants wallons opposaient « les multiples dialectes flamands à l’instrument culturel de premier ordre qu’est le français ». Enfin, il s’agissait encore pour les sociétés wallonnes « de faire œuvre patriotique » face à un mouvement flamand alors perçu comme une menace pour l’unité nationale – cimentée par le seul français.
L’évolution politique ultérieure du mouvement flamand fut en grande partie déterminée par l’attitude de la social-démocratie d’une part, de la petite bourgeoisie francophone de l’autre. Repoussé par le mouvement ouvrier organisé, le mouvement flamand ne pouvait, au fil des secousses qui allaient ébranler l’ordre social, que subir l’influence des forces hostiles à la classe ouvrière. Il allait évoluer vers la droite, et même dans les années trente vers l’extrême droite. Confronté à l’hostilité de la petite bourgeoisie francophone, il allait s’orienter du nationalisme flamand au séparatisme.
Un mouvement conservateur, voire réactionnaire sur le plan social, mais bénéficiant d’un soutien populaire
Lors de la Première Guerre mondiale, l’armée allemande tenta de préparer l’annexion au moins partielle de la Belgique en commençant par en détacher la Flandre. Pour ce faire, elle s’appuya sur une fraction du mouvement flamand, dite « les activistes », par opposition aux « passivistes », qui ne voulaient pas aller jusqu’à rompre avec l’Etat belge.
La défaite de l’Allemagne fut aussi celle de ces « activistes », qui furent condamnés ou durent s’exiler. Mais ils ne disparurent pas politiquement, formant au sein du mouvement flamand un noyau réactionnaire et attendant une revanche qui serait venue avec l’indépendance de la Flandre.
Une autre tendance du mouvement flamand au lendemain de la Première Guerre mondiale fut constituée par les anciens combattants flamands regroupés dans le « Frontpartij ». Dans les tranchées, l’injustice de l’oppression linguistique avait pris la figure de l’officier haï, crachant ses ordres en français et terminant ses instructions par un « et pour les Flamands, c’est la même chose ». Le commandement envoya ainsi les soldats flamands mourir en masse, notamment lors de la bataille de l’Yser, à cause d’ordres donnés sans un mot de flamand et qu’ils n’avaient pas compris. Ce souvenir cuisant marquait le mouvement des anciens combattants.
Comme bien des mouvements analogues nés après la guerre, celui-ci fut marqué par la montée révolutionnaire de 1919-1921 et fut sensible à la critique du capitalisme, cause de la guerre. Ses aspirations visaient non seulement l’égalité linguistique et culturelle, mais également une amélioration sociale. Cependant, le recul de la classe ouvrière puis la crise économique de 1929 firent réapparaître au premier plan ses aspirations à l’ordre, à la discipline, et contribuèrent à en faire un vivier de recrutement pour l’extrême droite nationaliste flamande.
Les années vingt et trente virent s’imposer une série de réformes des institutions. Ce fut en 1921 l’usage du néerlandais par l’administration en Flandre, alors qu’auparavant, celle-ci ne s’exprimait en néerlandais qu’à la demande expresse d’un particulier. La même année, ce fut l’instauration du bilinguisme de l’Etat. En 1932, ce fut la création de la frontière linguistique réglementant l’emploi des langues par l’administration, les communes, l’enseignement… Ces réformes répondaient à des aspirations bien légitimes, mais elles ne furent accordées que sous la pression du mouvement flamand, mais aussi malgré les protestations de la petite bourgeoisie francophone. Un virulent nationalisme belge anti-flamand se développa en effet chez les fonctionnaires et petits-bourgeois francophones ayant des postes à défendre contre la concurrence flamande. Tout cela contribua à légitimer pour longtemps, aux yeux d’une importante partie de la population néerlandophone, le mouvement flamand dans son ensemble, y compris sa fraction d’extrême droite.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la répression visa à nouveau la fraction du mouvement flamand ayant misé sur la collaboration avec l’Allemagne, c’est-à-dire cette fois avec le nazisme. Ces anciens collaborateurs furent condamnés à des peines de prison, déchus de leurs droits civiques, exclus des emplois de la fonction publique. Quelques-uns furent condamnés à mort et exécutés, en nombre moindre cependant que ceux qui, du côté francophone aussi, avaient collaboré avec l’occupant. Mais ce milieu politique ne disparut pas, grâce au fond à un certain réflexe de solidarité présent dans la population flamande en réaction à la répression de l’Etat francophone. C’est ce qui lui permit de se maintenir moralement, avant de se retrouver à partir des années quatre-vingt dans le Vlaams blok (le Bloc flamand), le parti d’extrême droite flamand.
La fin de l’oppression linguistique, mais pas du communautarisme
Parallèlement, l’évolution économique tendait à inverser l’influence du français et du néerlandais en Belgique. Dans les années cinquante, l’ancienne bourgeoisie industrielle francophone évolua en grande partie en une bourgeoisie financière, moins liée à des secteurs économiques précis et moins liée aussi à un territoire et une population minuscules. Le pétrole prenant la place du charbon comme source d’énergie mondiale, les mines de charbon du Borinage fermèrent les unes après les autres. L’ancienne industrie sidérurgique wallonne déclina, remplacée par la sidérurgie en bord de mer, donc située en Flandre. Les capitalistes se désengagèrent de ces secteurs jugés peu rentables, réinvestissant une partie de leurs profits en Flandre, dans les industries liées à l’activité du port d’Anvers, à la croissance de Bruxelles comme capitale européenne et aux investissements étrangers, américains surtout, qui se concentraient majoritairement au nord du pays. Par ailleurs, cet essor économique au Nord engendrait le développement d’une bourgeoisie néerlandophone moins liée à l’ancienne bourgeoisie de tradition francophone.
Les institutions durent enregistrer ces changements. La population néerlandophone prenait la place qui lui revenait dans l’économie et dans l’Etat. Elle devint même rapidement prépondérante, tant par le poids économique qu’avait acquis la Flandre que par l’importance de la population flamande, la Belgique comptant aujourd’hui six millions de néerlandophones pour quatre millions de francophones et 110 000 germanophones.
Cependant, si l’oppression linguistique réelle qu’avait connu la Flandre avait ainsi disparu, pour ainsi dire dépassée par l’évolution économique et sociale de la Belgique moderne, cela n’allait pas impliquer la fin des querelles communautaires. Mais désormais, elles allaient bien plus refléter des luttes pour le partage des postes et des budgets gouvernementaux entre des partis politiques exploitant le filon linguistique pour justifier leurs rivalités.
En 1950 se posa la « question royale », c’est-à-dire la question du retour de Léopold III sur le trône, alors que durant l’occupation du pays, pendant la Seconde Guerre mondiale, celui-ci s’était montré particulièrement conciliant avec Hitler. Pour le patronat et les milieux les plus conservateurs, imposer le retour du roi était aussi une façon d’en finir avec la période ouverte en 1944, les succès des partis socialiste et communiste et les concessions faites alors aux organisations ouvrières. Le référendum organisé en mars 1950 pour ou contre son retour donna une majorité de 58 % en sa faveur. Mais les clivages étaient nets : la Flandre vota largement « oui » au retour du roi tandis que le « non » était majoritaire en Wallonie, à Bruxelles et aussi dans les régions ouvrières de la Flandre. En juillet 1950, les travailleurs wallons, mais aussi flamands, tentèrent de s’opposer au retour du roi par une grève générale qui s’accompagna de manifestations auxquelles répondit une répression violente. Des dirigeants socialistes et syndicalistes de la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique, majoritairement socialiste et majoritaire en Wallonie) tentèrent d’orienter le mouvement dans une perspective nationaliste wallone, tentant même d’improviser un « gouvernement provisoire wallon ».
Léopold III abdiqua finalement en faveur de son fils Baudouin. Mais les dirigeants socialistes commencèrent alors à faire passer cette idée que, si les travailleurs socialistes wallons ne parvenaient pas à faire prévaloir leur point de vue, le refus du retour du roi, c’était parce que le Nord du pays était irrémédiablement de droite, royaliste et conservateur et que les travailleurs flamands y demeuraient sous la coupe de leurs curés.
Une autre occasion pour cela fut la grande grève générale de l’hiver 1960-1961. En difficulté après la perte de leur empire colonial du Congo, les capitalistes et le gouvernement belges voulaient pour maintenir leurs profits imposer un sévère plan d’austérité. Ce plan, organisé par la « loi unique », fit l’unanimité contre lui parmi les travailleurs, quelle que fût la langue dans laquelle ils l’exprimèrent. La grève s’organisa autour de la FGTB dans les bassins sidérurgiques du Sud, de vieille tradition socialiste, mais pour les travailleurs flamands, elle impliquait la plupart du temps de rompre avec le syndicat chrétien CSC (Confédération des syndicats chrétiens), majoritaire en Flandre et relais du gouvernement social-chrétien. Après trois semaines de grève générale suivie dans tout le pays, celle-ci appela à la reprise du travail. En fait, nombre de travailleurs flamands, individuellement ou par entreprise, désobéirent aux consignes de la CSC. Mais ils se retrouvèrent alors sans direction.
Car en même temps, la défection de la CSC fournissait à la FGTB le prétexte attendu pour fourvoyer la grève, tout en rendant responsables de l’échec sa rivale chrétienne et, au-delà, les travailleurs flamands en général. Les dirigeants de la FGTB majoritairement implantée dans le Sud, avec à leur tête le leader syndicaliste et socialiste liégeois André Renard, choisirent ce moment pour mettre en avant la revendication d’autonomie de la Wallonie. Les grévistes flamands étaient ainsi abandonnés à leur sort, et les grévistes wallons envoyés sur une voie de garage.
Cette perspective de l’autonomie, voire de l’indépendance de la Wallonie, allait être présentée comme un remède au déclin industriel et un moyen de parvenir au socialisme par des « réformes de structure », une formulation réformiste volontairement vague selon laquelle le pouvoir économique serait passé « graduellement », et semble-t-il rien qu’en Wallonie, « de la mainmise des trusts » aux représentants des travailleurs « à travers la démocratie politique et sociale », par quoi il fallait entendre les victoires électorales du PS appuyé par la FGTB.
Ainsi les dirigeants socialistes et syndicalistes de la FGTB trahissaient doublement la classe ouvrière. D’abord, ils sabordaient une des plus puissantes grèves de l’histoire des travailleurs belges, qui aurait pu mettre un frein pour de nombreuses années aux appétits des capitalistes. Ensuite ils dévoyaient la conscience ouvrière, en mettant en avant les différences régionales jusqu’à leur faire prendre le pas sur la solidarité entre travailleurs. Et cela alors même qu’un puissant mouvement de grève générale montrait comment la classe ouvrière belge pouvait parvenir à l’unité dans une lutte politique contre le pouvoir de la bourgeoisie.
Malheureusement, cette forme d’indépendantisme wallon, colporté par les organisations syndicales et les partis, allait être à la base de l’éducation politique de générations de militants syndicaux et socialistes. On vit même la section belge du Secrétariat Unifié de la 4e Internationale consacrer sa petite audience dans le milieu syndical à légitimer ce genre d’idées, sous la direction d’Ernest Mandel. En l’occurrence, l’opportunisme l’emportait sur l’internationalisme qui aurait dû conduire à combattre des préjugés qui sont un obstacle à l’unité de la classe ouvrière.
Toute une partie des travailleurs wallons reste aujourd’hui influencée par cet héritage politique, entretenant l’idée que les travailleurs flamands seraient moins combatifs, plus liés à leurs patrons, imbus de préjugés religieux et respectueux du roi. Cela est pourtant démenti y compris par les statistiques du ministère de l’Emploi et du Travail, qui constatent que le nombre de journées de grèves par salarié est plus important en Flandre qu’en Wallonie. D’autre part, l’Eglise catholique aujourd’hui en Flandre serait bien en peine de donner des consignes de vote à qui que ce soit. Quant à la royauté, l’opinion publique y est majoritairement indifférente, voire hostile pour une minorité, en tout cas plus en Flandre qu’en Wallonie car le roi est un des derniers symboles de l’unité de la Belgique.
De tels préjugés à l’égard des Flamands, entretenus par les partis socialistes, surtout francophone, et côté syndicats surtout par la FGTB, ont pu être repris et retournés tels quels par les démagogues flamands réactionnaires, notamment le Vlaams Blok. De façon réciproque, les Wallons sont alors présentés comme toujours en grève, fainéants et incapables de permettre le développement de leur région, à la différence des travailleurs flamands sérieux, industrieux et conscients des intérêts communs des employeurs et des salariés… sauf évidemment, pour cette organisation xénophobe, quand ces salariés sont issus de Turquie ou du Maghreb.
Le fédéralisme n’a pas mis fin au communautarisme
Le communautarisme, en se généralisant comme méthode politicienne, a abouti à la division des partis en une aile francophone et une autre néerlandophone : les sociaux-chrétiens se divisèrent en 1968 entre un Parti social chrétien et un Christijlke vlaams partij. Les libéraux se divisèrent en 1971 entre un Parti réformateur libéral et les Vlaams liberale democraten, et les socialistes en 1978 entre le Parti socialiste et le Socialistisch partij. Les partis chrétiens et libéraux ont depuis changé de nom, tout en maintenant cette division linguistique.
En même temps débuta en 1970 l’évolution vers un Etat fédéral. Le processus dura une vingtaine d’années avant de parvenir à organiser la séparation partielle du pouvoir exécutif et législatif, ainsi que les circonscriptions électorales, sur une base linguistique. Aujourd’hui, l’Etat belge compte cinq gouvernements (Gouvernement fédéral, Gouvernement flamand, Gouvernement wallon, Gouvernement de la Communauté française, Gouvernement bruxellois), six parlements (Chambre des députés fédéraux, Parlement flamand, Parlement wallon, Conseil de la Région Bruxelles-Capitale, Conseil de la Communauté française, Conseil de la Communauté germanophone)… sans oublier un Sénat. D’éminents juristes se penchent en permanence sur les casse-tête juridiques posés par le partage des responsabilités entre les divers gouvernements et les multiples empiétements et contradictions existant entre leurs attributions. La fiction de la RTBF a ainsi pu être crédible et bouleverser les auditeurs, lorsqu’un reportage « en direct » a montré des voyageurs devant changer de moyen de transport à la frontière linguistique du fait de décisions contradictoires des communautés.
Avec le temps, les partis, quoique politiquement apparentés et s’adressant à des bases sociales semblables, ont cessé d’avoir une vie, des appareils et des enjeux communs. Ainsi, il était impensable il y a dix ans encore de concevoir qu’une famille politique ne soit pas associée en même temps au gouvernement fédéral de la Belgique et aux gouvernements régionaux. Mais depuis plusieurs années, il n’en est plus ainsi, et les choix politiques d’une même tendance peuvent différer d’une région ou d’une communauté à l’autre.
L’évolution fédéraliste de la Belgique n’a pas mis fin à la démagogie communautariste, elle l’a au contraire alimentée. Quel que soit le thème d’une attaque contre les travailleurs, que ce soit le financement de la Sécurité sociale, la privatisation des services publics, la remise en cause du régime des allocations de chômage, le nombre de fonctionnaires ou d’enseignants, les dépenses de santé, etc., il est toujours possible de spéculer sur les préjugés respectifs de chaque communauté linguistique pour enrober les véritables motivations politiques. « Communautarisation », « régionalisation », « fédéralisme » sont les appellations institutionnelles des affrontements pour le partage des places au gouvernement et à la tête des institutions publiques, ou pour le partage du revenu des impôts, sous couvert d’être « plus proche des gens ».
Récemment, le ministre belge des Affaires étrangères s’est moqué du fait que le nouveau gouvernement congolais compte 60 ministres « pour seulement 60 millions d’habitants ». Mais alors que dire de la Belgique, qui avec ses dix millions d’habitants, doit entretenir cinq gouvernements différents totalisant 55 ministres ! Multiplié par le nombre de collaborateurs des cabinets ministériels, le nombre de députés régionaux et des secrétariats qui vont avec, cela donne une idée du nombre de « professionnels de la politique » pour qui les querelles communautaires sont une façon de gagner son pain… et un peu plus.
L’autre utilité du communautarisme est de permettre aux dirigeants des syndicats et des partis de cacher leurs propres choix politiques et sociaux derrière les accusations faciles, adressées à l’autre communauté linguistique, d’être « un frein aux réformes », voire un obstacle et « un boulet » paralysant les efforts de l’autre.
Les dirigeants du Vlaams blok, aujourd’hui devenu le Vlaams belang (l’Intérêt flamand), jouent bien sûr à fond sur les oppositions communautaires, accusant tout simplement les chômeurs wallons de coûter « une voiture par an et par ménage » aux Flamands. Mais les autres partis ne sont pas en reste. Ils lancent toutes sortes de comparaisons, comme le coût de certaines opérations en hôpital qui seraient plus chères en Wallonie qu’en Flandre. Le Parti socialiste flamand prétend même qu’instaurer des gestions séparées en matière de politique de l’emploi, et donc de caisses de chômage, serait tout bénéfice pour les travailleurs flamands ! Mais tant dans la compétition pour les places que dans l’exploitation des prétextes communautaristes, les dirigeants socialistes francophones tiennent eux aussi leur place. A bien des reprises, le prétexte des divisions communautaires a été pour eux le moyen de s’opposer à des mobilisations de la classe ouvrière.
L’Etat unitaire a-t-il vécu ?
Même après trente années de démagogie communautaire, la majorité de la population est loin de souhaiter une scission du pays. Mais la situation continue d’évoluer et on peut légitimement se demander si, à terme, la Belgique ne finira pas par se diviser en deux Etats distincts. Certains partis politiques, qui ont fait du nationalisme flamand leur principal fonds de commerce électoral, s’y disent favorables. Des lobbies rassemblant des patrons de PME, des universitaires et des responsables politiques, font campagne dans ce sens.
Du point de vue des intérêts de la bourgeoisie belge, cela serait bien sûr une absurdité. Il est vrai que les marchandages entre partis étirés sur un demi-siècle ont mis en place une certaine séparation des appareils gouvernementaux et administratifs sur base linguistique, depuis le système scolaire jusqu’à la justice, en passant par la police. Mais l’économie moderne va dans un sens opposé, imbriquant les régions et les populations les unes aux autres au sein du pays et au sein de l’Europe. Diviser un pays comme la Belgique entre Flandre, Bruxelles et Wallonie, n’irait pas sans entraîner de nombreux problèmes et, en fait, mener à une régression.
Des voix se font entendre au nord du pays pour prévenir des difficultés et des problèmes qu’engendrerait une telle division. Les économies, les transports, les infrastructures sont imbriqués les uns dans les autres. Indice de cette interpénétration, la Wallonie est le premier acheteur de la Flandre, et le premier vendeur.
Les capitaux étrangers, néerlandais, français et surtout américains, qui ont un poids décisif dans l’économie, ne peuvent voir avec sympathie les complications politiques et administratives supplémentaires qu’impliquerait une division plus complète d’un territoire, déjà minuscule, constitué de régions interdépendantes sur bien des plans. Ainsi, 30 % des entreprises, totalisant 600 000 salariés, ont des sites au Nord et au Sud et estiment qu’une séparation complète engendrerait des coûts de gestion et des frais plus élevés.
Les grandes entreprises implantées en Flandre, qui travaillent pour l’exportation, cherchent des emplacements pour leurs centres logistiques en Wallonie et veulent favoriser la mobilité de leurs salariés entre leurs sites belges. Le port flamand d’Anvers, saturé, mise pour se développer sur le délestage d’une partie du fret vers le port intérieur, et wallon, de Liège.
Un exemple actuel des complications absurdes qu’apporte une division des pouvoirs et des compétences est celui de l’aéroport de Bruxelles national. Bruxelles étant située en Flandre, son aéroport se trouve sur le territoire d’une commune voisine, Zaventem, qui dépend du gouvernement flamand, et donc du ministre flamand des Transports. A ce titre, c’est lui qui réglemente l’utilisation des pistes, les routes d’approche et de décollage, le nombre de vols permis de jour et de nuit, les normes de bruit des avions, etc. Mais à peine ont-ils atteint 100 mètres d’altitude que les avions survolent Bruxelles et enfreignent… les routes de vol, les tranches horaires, les normes de bruit édictées par le Gouvernement bruxellois. Les ministres flamands d’un côté, bruxellois de l’autre, se rejettent ainsi la balle des nuisances croissantes du trafic aérien. Les tribunaux, saisis des plaintes de la population, émettent des avis divergents selon qu’ils se basent sur des « arrêtés » du Gouvernement bruxellois ou sur des « décrets » du Gouvernement flamand.
Cette situation, qui sans doute peut faire le bonheur des cabinets d’avocats, monopolise une part non négligeable du travail des cabinets ministériels, des administrations et des tribunaux concernés, avec pour seul résultat d’accroître l’imbroglio. On n’ose imaginer ce que donnerait la gestion des lignes de chemins de fer et du périphérique de Bruxelles par deux Etats concurrents.
Par ailleurs, Bruxelles, ville à majorité francophone, est en tant que capitale européenne une source de croissance économique pour toute la région du Brabant, majoritairement néerlandophone. Les complications, les tensions que générerait une division territoriale ne sourient ni aux institutions européennes, ni aux sièges des grands groupes multinationaux et des groupes de lobbying établis autour, à proximité des commissaires et autres parlementaires européens.
D’autres questions seraient posées en cas de scission complète de la Belgique : qui reprendrait, et selon quelles modalités, les 250 milliards d’euros de la dette publique ? Et puis si le coût du chômage est actuellement plus élevé en Wallonie, et pèse donc sur les finances de la Sécurité sociale en défaveur de la Flandre, le coût des retraites va bien plus rapidement augmenter en Flandre qu’en Wallonie. Une scission de la Sécurité sociale pourrait donc n’être qu’un avantage temporaire pour les cotisations patronales flamandes.
Ainsi, la grande bourgeoisie belge, flamande comme wallone, sait parfaitement qu’une scission d’un petit pays comme la Belgique en deux pays encore plus petits, ne ferait que lui amener des complications supplémentaires. Mais une partie du patronat, notamment le petit patronat flamand dont les affaires s’organisent à une échelle plus locale, ne voit que les économies potentielles des charges patronales qu’il pourrait imposer à la faveur d’une attaque généralisée contre les assurances sociales, attaque dont il pense qu’elle serait facilitée par la scission de la Sécurité sociale entre la Flandre et la Wallonie. Ce petit patronat rêve en outre de voir la manne budgétaire que les gouvernements réservent aux entreprises se déverser plus exclusivement sur ses propres comptes en banque. Numériquement important, il a une influence non négligeable sur les appareils politiques, y compris socialistes, ne fût-ce que parce que ces petits patrons font souvent de la politique, se présentent aux élections ou, à tout le moins, entretiennent des relations d’affaires avec les politiciens au niveau communal voire régional.
Quant au mouvement syndical, bien que l’unité y soit encore formellement la règle, les centrales syndicales, tant socialistes que catholiques, fonctionnent en fait séparément de chaque côté de la frontière linguistique. Et elles sont régulièrement traversées par des affrontements communautaires, surtout la FGTB, dont la centrale des métallurgistes a éclaté début 2006 sous un prétexte fallacieux, par la volonté des dirigeants liégeois.
Des divisions à dépasser
Les débats sur les différences communautaires et linguistiques sont devenus en fait, pour les différentes forces politiques, une façon de vivre et même de justifier leur existence. Ce petit jeu peut continuer longtemps, que ce soit par la poursuite de la « réforme de l’Etat », par des réarrangements boiteux des institutions allant tantôt vers une plus grande séparation, tantôt, pourquoi pas, vers une réunification de certaines compétences ministérielles, comme l’a proposé récemment le Premier ministre néerlandophone pour les compétences en matière de police et de justice.
La grande bourgeoisie, ou du moins ceux de ses membres qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez, peut regretter l’absurdité de ces débats, le coût trop élevé du système et son instabilité. Mais au fond ce coût est celui d’un système politique, que la bourgeoisie sait devoir payer pour assurer la stabilité de sa domination. Si la multiplication jusqu’à l’absurde d’institutions communautaires et linguistiques est propre à la Belgique, les bourgeoisies de bien d’autres pays ont sans doute à payer aussi cher leur propre système, du fait des crises politiques, de l’instabilité, de la corruption ou des lubies de leurs politiciens.
En revanche, la grande bourgeoisie ne souhaite certainement pas que le système dérive, à terme, vers une scission qui compliquerait encore les choses. Mais elle n’a sans doute pas trop à la craindre. On a vu de telles scissions se produire dans des pays d’Europe allant de la Yougoslavie aux républiques de l’ex-URSS, mais dans la plupart des cas la démagogie micro-nationaliste des politiciens locaux n’explique pas tout. La situation de crise, le sous-développement, se sont ajoutés à l’action centrifuge, voire à l’intervention directe des puissances impérialistes pour détacher, de l’ensemble plus vaste auquel il appartenait, un territoire qui les intéressait. Ce n’est pas le cas de la Belgique qui est un pays impérialiste, dont l’unité nationale est pour le moins incomplète, mais dont l’unité économique est réelle. C’est pourquoi en dehors d’une crise économique et politique grave, et d’un enchaînement d’événements pour l’heure hypothétique, son éclatement ne relève pour l’instant que des rêves de minorités réactionnaires et des scenarios imaginés par la RTBF.
En attendant, les querelles communautaires risquent de continuer à fournir aux politiciens un dérivatif facile, alors que la majorité de la population, quelle que soit sa langue, est soumise depuis plus de trente ans à des politiques d’austérité toujours plus dures. Et dans l’immédiat, la conséquence de ces querelles communautaires n’est pas tant le risque de scission de la Belgique, que l’obscurcissement des problèmes politiques, des enjeux sociaux, et finalement la division et la démoralisation des travailleurs.
Dans les années cinquante, toute une génération de travailleurs flamands avait appris suffisamment de français pour comprendre et se faire comprendre, car beaucoup d’emplois en Wallonie et à Bruxelles en dépendaient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. A part les administrations bruxelloises qui regroupent la majorité des employés bilingues, ou même trilingues avec l’anglais, et de rares entreprises industrielles sur la frontière linguistique, la langue sépare de plus en plus les deux communautés. Et les rudiments de l’autre langue du pays, difficilement acquis à l’école, sont vite oubliés.
Cette situation représente un obstacle et un danger pour la classe ouvrière belge. Les rancœurs, les vexations, la défiance réciproque, l’ignorance mutuelle, qui séparent petit à petit les deux populations, contribuent à diviser, à dépolitiser et à démoraliser la classe ouvrière. Rien n’est fait, ni de la part des partis socialistes, ni de la part des confédérations syndicales, pour combattre cette division sur laquelle ils ont largement spéculé.
En revanche, les exemples ne manquent pas de manifestations et de luttes recréant une unité, une solidarité entre les travailleurs néerlandophones et francophones. Ce fut le cas de la grève générale de 1993, de la lutte menée par les travailleurs des Forges de Clabecq en 1996-1997, puis de celle des travailleurs de Renault Vilvorde en 1997, ou même des manifestations, à la même époque, autour de la « marche blanche » pour les enfants disparus. Chaque fois que les travailleurs sortent de leur passivité politique pour protester et se défendre contre l’injustice sociale, ils aspirent naturellement au rassemblement, ils se méfient consciemment des divisions qui les affaiblissent, y compris des divisions linguistiques et communautaires.
A l’heure où les forces politiques liées à la bourgeoisie, pour alimenter leur fonds de commerce, en sont réduites à tenter d’aiguiser des divisions et des méfiances qui ne relèvent que du passé, les militants révolutionnaires ne peuvent que miser sur cette perspective de luttes à venir et s’efforcer de préparer des militants ouvriers à en prendre la direction. Cela ne pourra être que sur la base d’une politique internationaliste visant à dépasser toutes les divisions du prolétariat, et à plus forte raison, bien sûr, les divisions entre Flamands et Wallons qui ne sont que des scories, au fond mineures, héritées du passé de la Belgique.