« Un sac de farine pour ta mère ? Mais ce n’est pas seulement de la farine que tu auras, c’est de la viande, du lait, du chocolat… si ton père rend sa carte du Parti communiste ». Cette réponse d’un prêtre catholique à un enfant de paysan, dans un petit village d’Italie en 1944, racontée par l’historienne Anne Morelli, résume la situation matérielle et politique des masses rurales italiennes à la fin de la guerre.
Ce prêtre, qui décide qui mange et qui ne mange pas, a reçu ce pouvoir du nouveau gouvernement italien, mis en place par les USA et l’Angleterre victorieux d’Hitler et de Mussolini. L’Eglise catholique s’est vu attribuer la distribution de l’aide matérielle et alimentaire dans un pays ravagé par la guerre, et elle l’utilise comme moyen de soumettre et contrôler la population.
Pourtant, ouvriers et paysans se sont soulevés, les armes à la main, contre le gouvernement de Mussolini, dès l’annonce du débarquement des alliés en Sicile, en 1943. Ils ont renversé les fascistes et commencé une révolution dirigée contre les patrons et les grands propriétaires terriens, responsables de la guerre, de l’oppression et de l’exploitation. Malheureusement, le Parti Communiste italien stalinisé, premier parti du pays, implanté tant des les usines que dans les villages, s’est opposé à ce début de révolution et a désarmé les travailleurs. C’était le choix de la bureaucratie russe, avec Staline à sa tête, de se soumettre à la politique des puissances impérialistes vainqueurs, qui se sont partagé l’Europe et le monde à Yalta… pour éviter les révolutions engendrées par la guerre.
Le régime capitaliste subsiste, mais l’économie ravagée par la guerre ne peut absorber la masse de millions de sans-travail qui crèvent littéralement de faim. C’est alors que, en 1946, on voit apparaître sur les murs des mairies du sud de l’Italie, des affiches roses promettant un emploi dans les charbonnages en Belgique. Les affiches détaillent les salaires, les allocations familiales et sont signées « Fédéchar », la fédération des entreprises de charbonnage en Belgique.
C’est là l’application d’un accord, négocié depuis août 1945 entre le gouvernement belge, dirigé par Achille Van Acker (PS), et le gouvernement italien.
En effet, les charbonnages belges sont confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. Ils sont si vétustes et dangereux que des commissions d’inspection des syndicats britanniques les dénoncent de façon véhémente. Mais pour le patronat, pas question de prendre sur ses profits pour investir. Pourtant, les charbonnages sont une industrie capitaliste très concentrée, détenue par la Société Générale de Belgique, le plus gros holding financier du pays.
Des dirigeants de la FGTB, comme André Renard, font des discours sur « la nationalisation des trusts de l’énergie ». Mais en même temps la FGTB soutient le gouvernement Van Acker qui a imposé une loi d’urgence économique, qui interdit les grèves dans les mines. Les mineurs belges fuient massivement les bas salaires et les dangers des charbonnages, d’autant que les offres d’emplois ne manquent pas dans la sidérurgie et l’industrie du verre, dans une Europe en reconstruction.
Alors, le gouvernement Van Acker a transformé les charbonnages en « mines pénitentiaires ». Entre 1945 et 1946, 46 000 prisonniers de guerre allemands y sont contraints au travail forcé. « La Bataille du charbon » du gouvernement Van Acker n’est pas seulement une bataille pour la relance de l’économie, c’est avant tout une manoeuvre pour fournir à l’industrie une énergie à bas coûts tout en préservant les profits des charbonnages, c’est à dire de la Société Générale. Ce sont donc les salaires et les investissements de sécurité qui sont sacrifiés.
Mais le travail forcé des prisonniers de guerre ne peut s’éterniser, alors qu’à Nuremberg, en Allemagne, des dirigeants nazis sont condamnés, entre autres, pour cela. Entre le gouvernement belge, dont le patronat minier manque de bras à bon marché, et le gouvernement italien, qui redoute la révolte de chômeurs affamés, un accord est signé fin 1946. Il a minutieusement été préparé par une commission où siègent des représentants des gouvernements belge et italien, de Fédéchar, mais aussi de la Sûreté de l’Etat… ainsi que des dirigeants de la FGTB et de la CSC.
L’accord prévoit l’envoi de 2 000 travailleurs italiens par semaine vers la Belgique… contre la livraison de 200 kg de charbon par semaine et par homme vers l’Italie. Mais le problème des gouvernants est d’importer des bras… et non des idées communistes !
Des Pouilles, de Calabre, de Sicile, des jeunes gens partent avec pour seul bagage une valise de carton et les espoirs de toute la famille. Ils sont dirigés vers le centre de tri de la gare de Bologne. Tandis que les médecins de l’inspection sanitaire rejettent les malades et les faibles, les policiers de la Sûreté belge et leurs collègues italiens vérifient que le candidat à l’émigration n’est pas sur leurs listes où sont fichés les militants communistes, syndicalistes et autres participants aux révoltes… Puis des agents de la Sûreté en civil montent dans les trains vers la Belgique pour épier les conversations et repérer ceux qui ont échappé à la surveillance.
A l’arrivée, les trains débarquent les travailleurs italiens non sur les quais des voyageurs mais sur les quais de marchandises… Ils sont souvent chargés dans des camions de transport de charbon, couverts de suie, en direction des camps d’internements que les prisonniers de guerres allemands viennent juste de quitter.
Les jeunes paysans et bergers italiens, qui ont toujours vécu au grand air, sont épouvantés à leur descente à moins 800 mètres, dans l’obscurité, le vacarme des machines, la chaleur étouffante, le ruissellement des nappes souterraines. Ceux qui refusent ce travail sont immédiatement conduits au « Petit-Château » à Bruxelles avant d’être expulsés vers l’Italie. Le contrat de travail signé par ceux qui acceptent stipule qu’il leur est interdit de quitter cet emploi durant une durée de 5 ans, sous peine de subir le même sort.
Dans les galeries qui courent sur des kilomètres, les porions sont bien incapables de mettre au travail des jeunes travailleurs italiens complètement démoralisés. Ce sont souvent les délégués syndicaux, les seuls à faire preuve d’humanité et de respect à leur égard, qui leur apprennent leur nouveau métier. Quel contraste entre le comportement des militants syndicaux, sous la terre, et les choix des dirigeants syndicaux qui s’asseyent à la table des patrons pour organiser l’exploitation de ces travailleurs immigrés !
En 1947, ce sont déjà 70 000 travailleurs italiens qui ont émigrés en Belgique pour travailler dans la mine, et l’émigration italienne continuera jusqu’ à la fin des années ’50. Privés de droits politiques mais aussi syndicaux, dont le droit de grève, parqués dans des baraquements en tôle ondulée avec leurs familles, les ouvriers italiens subirent aussi le racisme. Il n’était pas rare que le bistrot du quartier ose afficher « interdit aux chiens et aux Italiens ».
La vie et les luttes menées en commun ont fini par faire reculer les divisions et le racisme. Mais les travailleurs italiens ont payé cher leur intégration, par l’exploitation, les accidents et la silicose.
Aujourd’hui, d’autres travailleurs émigrent en Europe et en Belgique. Venus d’Europe de l’Est, d’Afrique, d’Asie, chercher un travail et une vie meilleure, ils recommencent l’histoire de toutes les générations précédentes de la classe ouvrière, la classe des migrants « qui n’ont pas de patrie », selon les mots de Karl Marx. Ils doivent être accueillis, et formés, comme des frères de classe par tous les travailleurs conscients.